État d’insalubrité (pour La revue disséminée, #24)

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    Un peu plus de vingt ans après la fin de l’horreur nazie, je jouais à cache-cache avec mon cousin dans la forêt labyrinthique de framboisiers du jardin de mon grand-père. Je me souviens toujours de ce temps de l’enfance, des jeux et de ces courses, épuisantes. Nos jambes de cinq ou six ans ne nous soutenaient plus et nous nous écroulions parmi les arbrisseaux chargés de fruits, nous gavant à nous en rendre malades, et riant. Insouciants dans ce jardin d’Eden terrestre.

    A cette époque, le temps ne passait pas. La seconde durait encore une seconde. Rassasiés, nous sortions de ce mini-bois sucré pour remplir des seaux blancs de fraises, que nous peinions à porter, seulement dérangés par le passage d’un long train de marchandises. Le temps ne s’écoulait pas. Les vacances duraient une année.

    Nous nous perdions ensuite dans l’immense hangar de l’aïeul – il travaillait à la SNCF, ne quittait jamais sa casquette – où était entreposé comme une caverne d’Ali-baba, de vieux livres et de vieux périodiques, des Jules Verne et des collections de l’illustration et tous les tracts politiques de son syndicat et son parti. Nous rêvions en regardant images et gravures, impatients de déchiffrer les écritures. Notre soif de savoir s’est rapidement développée et la lecture est venue très vite. Je l’accompagnais parfois, le jeudi matin, pour distribuer avec lui, L’Humanité. Il m’achetait le dernier Pif ou le nouveau fascicule de La Faune, qui constituerait, à la fin, une encyclopédie reliée sur le monde sauvage.

    C’est par lui, par sa verve de militant et sa révolte d’individu, que j’ai appris l’assassinat de Pierre Overney puis l’expérience Lip. J’écoutais cet enseignant comme on écoute à cet âge des débuts : attentif et curieux. Ce sont mes premiers souvenirs de conscience politique. Sans doute, la sonorité du mot LIP m’avait plu, plus que la réelle compréhension de ce qui était en jeu. Mais c’est par lui que j’ai compris que tout n’était pas relatif, que dans ce monde se déroulait des choses graves, non anodines, qu’il fallait en permanence rappeler et nommer, dénoncer, dire sans omettre, sans omettre ce qui nous déplaisait aussi. Je n’ai pas eu le temps d’évoquer avec lui le goulag quand j’ai été en âge de comprendre les abominations de l’idéologie communiste. Il est mort avant. Hasard des lectures de la semaine, Pierre Overney est évoqué dans un des derniers livres de Mathieu Riboulet consacré à la naissance de la conscience politique du narrateur. Il écrit plusieurs fois que les chronologies – personnelles ou historiques – sont des fictions. Peut-être.

    Je ne suis pas convaincu par son affirmation car il y a beaucoup de morts liées aux chronologies historiques dans les cimetières.  Tous ces histoires emmêlées – réelles ou imaginaires – nous construisent ou détruisent. Et longtemps après, parfois, nous comprenons nos erreurs, nos erreurs de jugement. Les travaux historiques contrarient toujours nos réactions épidermiques et affectives qui se déguisent souvent dans l’instant présent, en pensée. Jamais ne devons oublier les difficiles combats gagnés pour la liberté grâce à la raison.

    Le monde de ceux qui sont bourrés de certitudes revient en force depuis quelques temps et c’est, au nom de leurs mondes imaginaires qu’ils viennent assassiner et embrigader. La durée de la seconde s’est réduite de moitié et les flux d’information incessantes, mélangent le peu de raison qui nous reste, renforcent l’incompréhension. Le mode télé-réalité de certaines chaines ou radios d’information encourage nos épidermes plutôt que nos cerveaux. Il ne faut surtout pas prendre le temps de dire, décrire, nommer, éclaircir, ni participer à la fabrique des citoyens.

     Il faut sans cesse fuir l’explication de la critique qui émane de ce mouvement archaïque qui a choisi la voie de la violence pour asseoir le pouvoir de ses dirigeants. Utilisant les conséquences politiques et économiques désastreuses de ce système capitaliste mondial arrivé en bout de course (mythe de la croissance perpétuelle, argent virtuel, etc…), ces dirigeants religieux intégristes légitimisent ainsi leur incessant combat contre la modernité via le soutien de jeunes révoltés en quête d’un idéal. La citoyenneté leur étant inaccessible, seul le chemin vers les mondes de l’au-delà reste ouvert. Nos élites politiques – plus préoccupés par le court-terme de leurs réélections – ont abandonné depuis longtemps tout travail critique vers un monde équilibré et juste.

     La pensée est en état d’insalubrité. Ce qui est malade, nuisible à notre santé, est, par exemple, notre capacité à ne plus faire confiance à l’intelligence de nos concitoyens. Par peur de l’amalgame, on ne veut plus nommer, on n’a plus cette assurance issue des Lumières dans les définitions des dictionnaires. Intégriste : « celui qui s’attache à maintenir l’essentiel et l’accessoire d’une doctrine, d’un mouvement, en refusant toute concession, toute évolution dans l’essentiel comme dans l’accessoire. » On interdit au moins de 18 ans un documentaire – Salafistes – qui permet « au spectateur » d’utiliser sa raison et son intelligence. Les documentaristes ne souhaitent pas avoir des spectateurs  à leur projection – il ne s’agit pas ici d’amusement ou de jeu vidéo – mais des citoyens, ceux dont il est fait mention dans une certaine déclaration universelle,  doués de raison et de conscience.

     Je me demande ce qu’aurait écrit, dit, pensé de notre époque, Hannah Arendt, elle, qui n’était ni de droite ni de gauche et qui regardait les choses, les événements, les gens sous le prisme de l’honnêteté intellectuelle, sans jugement, sans parti-pris, convoquant le rire si besoin quand le philosophe ou l’intellectuel était parti ailleurs. « C’est par le rire, plutôt que l’hostilité, que la multitude réagit d’instinct aux préoccupations du philosophe et à l’inutilité apparente de ses entreprises. C’est un rire innocent, très différent du ridicule dont on accable souvent l’adversaire dans les controverses graves, où il peut vraiment devenir arme redoutable. » Les philosophes, les intellectuels ont trop souvent pris le parti des idéologies.

     Comme Camus, un pied toujours dans la réalité, Hannah Arendt : des réalités terre à terre, des explications et le rire, frais, tonique, pour ne pas subir. Expliquer pour tenter de comprendre. « La manifestation du vent de la pensée n’est pas le savoir, c’est l’aptitude à distinguer le bien du mal, le beau du laid. » Les boussoles de la plupart de nos intellectuels ont perdu le Nord, qui sont devenus simplement cyniques, par inertie de leur pensée. Et la confusion la plus grande règne dans un état d’insalubrité grandissante – tant morale qu’intellectuelle. Où la simple et vitale critique des religions s’est transformée en une hérésie acceptable, une déchéance de la pensée. Le monde à l’envers. A force de ne pas nommer, les amalgames sont devenus la règle. Les clans sont de nouveau en train de se rassembler. La quête vers l’intelligence artificielle – car économique – est plus importante que celle vers l’intelligence humaine.

     L’état d’urgence est l’un des symptômes actuel de l’ état d’insalubrité de la pensée. Les défilés dans la rue et les slogans sur des bannières ne font que participer au spectacle ambiant, inutiles. Nous avons besoin des philosophes, des intellectuels, des personnes de bonne volonté pour expliquer d’où nous venons, où nous en sommes et surtout où nous allons. Redonner le chemin vers la conscience politique. Être un citoyen n’est pas être un consommateur. La guerre a commencé.

     A quoi tenons-nous ?

La vie fraternelle, j’ose encore espérer.

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Silence.

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En italique, phrases d’Hannah Arendt, à relire de toute « urgence ». Ce texte a été écrit pour La Revue disséminée, N° 24 sur le thème L’état de sécurité.

2 réflexions sur “État d’insalubrité (pour La revue disséminée, #24)

  1. C’est pour cette raison qu’il est toujours agréable sinon rassurant de lire une pensée intègre qui éloigne et s’oppose à tous les intégrismes, de ces espaces où peuvent se retrouver ceux qui refusent de braire avec les ânes ou de hurler avec les loups. Cependant la dimension spirituelle ne doit pas être contournée même dans une ébauche partielle de la compréhension de la complexité contemporaine et surtout porteuse de toutes ces contradictions dont nous sommes parfois l’illustration. Il y a la misère des hommes avec ou sans Dieu, même si suivant Ionesco « Entre la grâce et la merde il n’y a pas de milieu « . Le problème n’est pas la religion, le problème c’est la blessure incurable d’être homme.

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