La mémoire des vases communicants

Les vases communicants : 54 échanges

(Les Vases Communicants, réseau d’échanges littéraires « Tiers-livre » et « Scriptopolis » sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement…

Le blog des vases communicants c’est ici. Il a été propulsé par Brigitte Celerier de Paumée. Puis, le nouveau blog est animé par Angèle Casanova.

Tous mes textes chez les blogs amis :

Vase communicant 54 :

Le vendredi 3 juillet 2015, j’ai échangé avec Marie-Christine Grimard sur ses Promenades.

 Le flou et cet incertain tangible

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Quand j’étais mort, je ne ressentais presque plus rien. Je ne peignais plus. Je n’écrivais plus. N’écoutais plus de musique. Je ne sentais plus que la lourdeur de mes pas sur le sol. Marcher. Fuir. Marcher. Fuir. Pour échapper au réel tangible. Heureux comme Sisyphe, je gravissais l’horizontal. Martelais le sol absurde. Je tentais de retrouver l’intangible aérien, le frôlement du pinceau, la plume galopante : ce flou sensible qui ressemblait à la petite voix dans ma tête qui pirouette en permanence. Fouineuse…

La loi de la gravitation universelle est dure mais c’est la loi. Et dans l’univers, les chercheurs ou les poètes ont compris qu’il y avait toujours un et son contraire formant ce tout qui nous compose, compose toutes choses dont nous faisons partie. Il existe un endroit où cette loi ne s’applique pas. Nous sommes voyants et aveugles puis voyants et de nouveau, aveugles, etc. Balançons. Le mouvement est-il une autre loi de l’univers, une résultante du hasard ou un équilibre ? Marcher, c’est contrôler la loi de gravitation universelle, se jouer de la chute, certaine, tangible.

L’intangible, je l’imagine avec une tête de lutin et un grand sourire aux lèvres, des yeux espiègles. Il est jeune pousse qui croit, avance. Il a, au hasard, autour de 17 ans. Il a toujours 17 ans. Ce qui est contradictoire avec ce que je viens de dire sur le mouvement. Il existe cet endroit paradoxal où la loi de la gravitation universelle ne s’applique pas et où l’on a toujours autour de 17 ans. C’est étrange mais si on y pense un peu longuement, l’univers lui-même est un « sacré » paradoxe. Vous remarquerez que je n’ai pas écrit un paradoxe sacré.

C’est, à la fin du printemps, au début de l’été, que de la torpeur, suis sorti, grâce aux premières chaleurs et surtout aux fragrances envahissantes et paradoxalement reposantes, des tilleuls de ma promenade. On ne peut plus vivre en poésie quand le tangible nous submerge, nous inonde de sa réalité malveillante. Dès lors, réagir, chercher, fouiner au sein de la frange et de la marge, se promener à l’orée des vies passées ou présentes et de leurs lisières feuillues. Apprivoiser, jouer, danser tout autour de ce tangible pour qu’il ne nous attrape pas, se débattre pour se libérer de ses bras articulés qui souhaitent nous mettre au point, mécaniquement. Nous ne sommes pas des instantanés. Nous ne sommes pas des photographies. Connaître, ce n’est pas toujours toucher les objets ou les personnes. Le flou est peut-être cette spécificité humaine, trop humaine qui nous distingue. Mais parce qu’ignorants, et parce que nous n’avons pas encore rencontré une autre espèce venant d’une autre planète, le flou fait de nous des faiseurs de questions.

Résister ? Il ne s’agit pas de cela. On a déjà « perdu » dans ce monde tangible. On ne décide de rien. On ne peut pas « gagner » contre. On ne peut pas gagner quoi que ce soit, contre… C’est infernal cette triste pensée des premiers et des derniers, cette morbide idée des perdants et des gagnants. Il faut se perdre dans une forêt pour le comprendre. On vous regarde bizarrement si vous dites cela. Etre insaisissable, dans le mouvement, dans la fuite reste la seule manière d’échapper aux incertains adeptes d’un tangible unilatéral.

Nous sommes immergés dans le temps, tout entier : émanations, exhalaisons de tilleuls. Il n’y a absolument rien de mystique ici. Nous n’avons rien à faire de la mort. Qui n’est jamais là tant que nous sommes vivants, tant que nous fuyons, tant que nous marchons. Je préfère le flou… On ne sait pas bien ce qu’est la poésie. Elle ne peut pas être domptée par un algorithme ou une machine générant un texte. L’automatisme est une impasse. Il n’y a place que pour l’imprévu, l’imprévisible, le rebond. Mon flou ne peut être attiré que par la courbe qui sied si bien à la profusion baroque. Il est mon outil dans le dédale du labyrinthe.

La poésie. De chair, de sève ou de vent, elle est… Tout cela en même temps, mais pas seulement…

La poésie. Ce ne sont pas simplement ces apparences de bouts rimés en fin de phrase, ou ces constructions rythmées ou structurées sous toutes les formes inimaginables qui la font. Il y a souvent de la poésie dans ces pièces parce que ceux qui les ont écrits ont souvent trouvé ou vécu par ce flou. Ils étaient vivants. Peu importe la forme…. l’important reste de saisir, parfois transcrire ces insaisissables fracassement d’atomes tout autour de nous. Mais, ce flou passe, peut passer aussi vite qu’il est venu…

Et la technique ne fait rien à l’affaire. Le néant nous entoure. Le flou ne peut pas être normalisé. Il est ici. Et puis, s’en va. Le poète aux semelles de vent l’a perdu un jour.

Il ne faut pas trop essayer de comprendre qui quoi comment ? Inspiration expiration souffle. Tous les partisans du flou se sont cassés les dents à tenter d’expliquer. Et moi, à présent. On ne peut pas être un partisan. On est soi. Toujours, même si on se ressent souvent comme rouage. C’est difficile de ne pas être influencé. Pourquoi faudrait-il expliquer ? Pourquoi faudrait-il toujours tout expliquer ? Le mysticisme guette, est toujours prêt à nous attraper pour nous ramener vers les tristes sectateurs du tangible. Nous sommes. Tu es. Je suis. Il n’y a ni ordre, ni désordre. Ce sont encore nos esprits qui casifient en pensant ainsi.

Il y a ce flou… celui qu’on ne peut mettre en cases ou en code, que l’on perçoit ou pas. Le poète manchot : « En ce temps-là, j’étais en mon adolescence. J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance. Et j’étais déjà si mauvais poète. Que je ne savais pas aller jusqu’au bout. »

Silence

L’extrait : La prose du transsibériene et de la petite Jehanne de France / Blaise Cendrars.

texte Franck Queyraud

photo M.Christine Grimard

Merci Marie-Christine d’accueillir ce 54ème vase communicant qui sera le dernier. Je vais désormais me concentrer sur un autre projet plus imposant et qui demande un non-éparpillement pour cueillir ce flou nécessaire à tout œuvre. Merci à tous ceux qui ont permis ces échanges depuis plus de trois ans et aux rencontres et amitiés générées. Silence.

 

 

 

Vase communicant 53 :

Le vendredi 5 juin 2015, j’ai échangé avec Christophe Sanchez sur Fût-il net

NOUS

Photographie de Tanya Marcuse

Nous. – Composés de fragments. Ne sais jamais tout à fait comment le tout réunit les parties ; soudées pourtant. Il n’y a pas de miracles. Que cette capacité à jubiler. Que l’on réussit à découvrir puis développer ou pas. Jubiler, c’est voir ; voir, c’est comprendre. Ensemble, c’est préférable. On ne peut pas toujours. Les trous dans les chemins sont nombreux. On peut y tomber. On y tombe. On se relève. Jubiler, comprendre. Des tout, aimerions être…

Deux. – C’est quoi être un tout ? On n’est souvent qu’un je. On joue pour être Nous, deux. N’y arrivons pas toujours à cause du je, indispensable. Pour être nous, il nous faut d’abord être un je. On est trop sérieux après 17 ans.

Je. – Sensations, douceurs, frissons, plus rarement plénitude. Cela que je recherche. Cela que nous recherchons ? Plénitude. Revivre ce, ces moments de plénitudes éprouvées ; ce, ces moments dégagés de toutes les inutiles ambitions. Fatiguons aujourd’hui de par toutes ces ambitions et impératifs décrétés. De trop plein, avons besoin… De desserrer le carcan… marcher de nouveau sous les tilleuls verts de la promenade… avoir de nouveau 17 ans. Etre un écrivain, c’est écrire ce nous, sans cesse, ne pas se contenter du je. Convaincre est impossible. Susciter, donner l’envie est plus raisonnable. Les miracles n’existent pas…

Les autres. – Ces petits textes ici ne sont que gestes, regards, mains tendues, propositions de posture sans autre dessein que d’être échanges ou zone de liens et encore, exercices spirituels qui ressembleraient à des bouteilles jetées à la mer. Regarde-moi, je te parle. Écoute-moi, je te donne à voir. Non, toi, dis-moi… Qu’as-tu à me raconter, à me montrer ? Sous quel toit, sous quel ciel, tu vis toi ? Et ainsi, va notre vie… après laquelle nous courrons… la pause est essentielle… S’essouffler ne mène nulle part. Vases communicants, belle traduction entre ton je et notre nous.

Nous. – Celui qu’on est ? A qui l’on ne voudrait pas ressembler ? On ne devient pas toujours qui on est. Celui qu’on est ? Et l’on n’a pas envie de se coucher sur un divan pour autant. L’introspection doit être personnelle. Avec les actes qui suivent, démontrer que l’on a compris ce que l’on croit avoir compris. Trop d’intermédiaires trop attentionnés se glissent entre nous.

Nous. – Elle m’a écrit que le souffle avait été travesti. Le souffle ou le mot qui le désigne ? Que le mot ait perdu son sens, je suis d’accord. Pourtant… serait comme mistral qui dure trois, six ou neuf jours selon les anciens assis sur le muret à surveiller sans passion, leurs moutons. N’empêche, nous : le souffle… A réinventer chaque jour. Même si tout, pourrait être remis en cause à chaque instant. Menace qui nous maintient vivants.

Nous. .- Sommes. Additions. Agrégats. Sédimentations. Couches vivantes ou mortes, stables ou instables, interactives. Pour être constellations, sur le chemin, cheminer. Ou luxe ultime : flâner. Suis encore sur sentier tortueux, un contemplatif nerveux. Celle qui m’accompagne modère cette nervosité, cette inquiétude primale… Nos je se conjuguent à partir de nos pas. Vouloir, c’est choisir.

Nous. – Le temps. Et les objets que nous fabriquons comme substituts. Pour combler le vide, les vides, nos vides. Mais aussi dire le temps. Le marquer. Fasciné, suis, par les marqueurs mémoriels qui nous tiennent. La mémoire. Le Silence.

Les antinomiques. – Des pollutions. Ce crétin qui ne combine réussite qu’avec possession… d’une montre. Le seul chemin réaliste reste de nous extraire du temps. L’art, entre autres, sert à cela. Escalader la berge. S’assoir au bord du flux qui jamais ne cesse. Etre hors du temps, même pour peu de temps, même pour un court instant.

Je. – Nous, c’est comme je. Mais on peut être difficilement plus que deux. Même si j’en avais les moyens, je ne posséderai pas la montre de l’autre crétin. Ne peut comprendre ainsi que tous les gredins qui l’accompagnent, et qui, souvent, nous gouvernent, maîtres es-combines. Pas d’autres choix pour la plupart que de se taire pour manger.

Je. – N’aurais pas perdu mon temps. Ne pas entrer dans le moule même s’il est rare de pouvoir s’en extraire. En tout cas, sans cesse essayer. Résister. Au crétin et aux gredins. Il faut accepter leur titre de perdant en souriant. Ce serait comme une médaille… mais…

Nous. – n’aimons pas les médailles. Rires…

 

Silence.

Vase communicant 52 :

Le vendredi 1 mai 2015, j’ai échangé avec Wana Toctouillou sur son Wanagramme.

 

Je ne soufflais mot…(Bribes)

 

Je te regardai dormir, Miléna. Je ne dormais pas à cette époque. J’étais Nienne. Je signais ainsi. Mes toiles. C’était inutile et vain. Je vivais sur la planète Mars ou sur la Lune selon les jours, parfois sur Saturne, certaines nuits. Je pouvais le faire… de ne pas dormir. Mon métier – celui qu’on fait avec ses mains – s’y prêtait. Je pouvais me taire. Ne rien dire pendant des journées. Ne voir personne. Tu ne parlais plus, Miléna. Nous nous apprivoisions.

Nous…

Après, tu dormais… Je te cachais. Tu fuyais ta famille et leurs traditions d’un autre âge. Le blé était en herbe. Je ne voyais plus ton visage quand tu dormais ainsi sur le ventre. Ton visage recouvert par tes cheveux en boucle dont les mèches avançaient, reculaient sur tes épaules au gré de ta respiration. Tu dormais.

Je me levais alors. Je peignais. Je lisais. Je faisais du café. Je te regardais. Te dessinais. Les draps blancs, effondrés sur le sol. Un rayon de soleil découpait notre chambre en deux et nos jours insouciants… Il était doux d’être simplement séparé par des grains de poussière éclairé par ce rayon de soleil.

J’aimai suivre avec la main, quelques millimètres au dessus de ton corps allongé, tes courbes… sans te toucher. Parfois les effleurer. Sentir et voir le grain de ta peau réagir. Toi, tu ne bougeais pas. Tu faisais semblant de dormir, Miléna. Qui ne t’appelait pas Miléna. Mais je garde pour moi ton prénom.

Tu criais doucement si je te chatouillais pour te réveiller. Je voulais te lire un morceau de Bourlinguer. Ce moment où l’écrivain flâne à Venise.

« Je ne souffle mot. Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l’eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l’eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, vents et tempête. Je ne souffle mot. A la place du vaporetto qui passe devant la Dogana Da Mar, appareille une tartane. C est le 11 novembre 1653.» Ensemble, nous avions découvert un 11 novembre et Cendrars et puis, Rezvani. Son Testament amoureux que nous avions lu et relu. Nous rêvions de vivre au cœur d’une forêt, cachés de tous, comme Serge et Lula, perdus dans le massif des Maures… Je ne soufflais mot. Tu ne soufflais mot. Nos yeux suffisaient…

La crudité rugueuse de la lumière s’est, un jour, abattue sur les toiles de Nienne, un autre 11 novembre. Et Miléna s’est évaporée dans la brume plombagine d’une ville orientale, rattrapée par les fantômes de son passé.

Silence.

Bribes de Nienne et Miléna.

L’extrait en italique vient de Bourlinguer / Blaise Cendrars. – Denoël.

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Vase communicant 51 :

Le vendredi 3 avril 2015, j’ai échangé avec François Vinsot sur son blog.

 

Encombrements

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encombrements

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Ca commence toujours par un pont. Un endroit à traverser. On ne veut pas rester isolé. On a des fourmis dans la plante des pieds. On saute sur une jambe. On gesticule, se déracine. On marche vite pour faire cesser ce picotement… légèrement désagréable.

Et puis le sang revient et on a franchi le pont. On est de l’autre côté de la berge. On se demande ce qui nous a menés là. Il ne faut pas trop se poser de questions, en fait. On dit qu’il faut mais c’est faux. Ces questions nous encombrent l’esprit… Tout est encombrements et encorbellements à l’infini si on se laisse faire.

Le périphérique est le grand lacet qui enserre la ville. Et toi, que dis tu de cela ? Tu as le droit d’être sans complexe ? De me vendre tes salades ? Mais est-ce possible, vraiment, est-ce possible ?

Tu mélanges tes heures, celles où tu as fait et celles où tu n’as pas fait. Et peut-être, que les secondes étaient plus importantes que les premières. Parce que tu les voyais s’égrener, presque à les compter. Tu étais encore un petit enfant et tu avais tout compris alors de la comédie humaine dans laquelle tu hésitais à t’engouffrer. Tu restais en toi. Tu ne voulais pas sortir. Tu savais bien qu’il y avait ce pont au bout de la route, derrière chez toi, qui traversait l’estuaire. Tu ne voulais pas bouger, tu chuchotais, des picotements sur ton visage te faisaient rougir dès que l’on te parlait.

Les secondes passaient plus vite que les premières, celles de ces heures où l’on faisait. Il fallait faire. Tout le temps. Un crédo impossible, un dogme imposé.

Tu savais bien, et toi aussi, que tout cela était vain. Il n’y avait que la sensation du vent sur ton visage, le passage du nuage dans le ciel bleu ou encore ce moment où le soleil décidait de s’éteindre… il n’y avait que cela et plein d’autres choses qui te plaisaient.

Peut-être qu’il ne faudrait pas franchir les ponts. Peut-être qu’il faudrait descendre par les berges et tenter de trouver un gué… pour chercher en vain un passage qui n’existe pas. Mais tu as voulu traverser la rivière.

Silence.

 

Vase communicant 50 :

Le vendredi 6 mars 2015, j’échangerai avec François Bonneau sur  Irrégulier

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Demain, humaines…humaines…

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Photographie de François Bonneau

 

Demain, humaines mémoires… Quelque chose m’est venu à l’esprit et puis est parti aussitôt. Je ne l’ai pas noté. Ai oublié. Je me souviens que… Nous sommes si peu…

Je ne me souviens déjà plus…

Tout le monde a ri. On n’avait plus l’habitude de rire. Tout était pris au premier degré. Il y avait de plus en plus de mots interdits. En fait, le respect de l’autre n’avait rien avoir là-dedans. Interdire des mots permettait d’un côté de montrer paradoxalement une facette de compréhension… pour en définitive ne rien faire de concret. Il suffisait de faire semblant – communiquer, montrer son émotion, même si elle pouvait être sincère, parfois. Et, de l’autre côté, interdire des mots (ou des images) ne permettait que d’empêcher de penser. Empêcher de raconter, d’échanger et de transmettre…

Demain, humaines mémoires… Tout était embrouillé, emmêlé – attention je n’ai pas dit – imbriqué mais emmêlé. Il y avait pourtant des choses très simples (qui étaient aussi des choses très compliquées) : le matin, le soleil se levait à l’Est, montait dans le ciel et puis se couchait à l’Ouest. On appelait cela une journée. C’était simple. Pourtant, on avait oublié… on oubliait de plus en plus ce rythme naturel.

Je ne veux pas que ma vie se trouve résumée dans un livre, m’a-t-elle dit. J’ai souri. Je lui ai pris les mains : ses mains humaines. Je n’ai pas parlé. Je l’ai regardé dans les yeux. Longtemps.

Je lui ai souri. Je lui ai dit dans un souffle : il faut raconter. Elle n’a plus protesté. J’étais jeune et insolent. Elle m’a souri à son tour.

Demain, humaines mémoires… Elle était très âgée. Elle se souvenait de ce froid glacial, de sa pauvre tunique déchirée, de sa faim et de ses ongles noirs, noirs à force de gratter le sol. J’ai regardé ses mains d’aujourd’hui. J’avais du mal à imaginer ce que ces mains avaient faits pour la maintenir en vie, pour qu’elles aussi, ne s’envolent pas dans la grande cheminée.

Nous sommes restés là. Longtemps. Sur la terrasse. A regarder la fin du jour. Les derniers rayons jouant avec les nuages de l’horizon. C’était très calme. Un craquement de bois au loin, le dernier cri d’un oiseau installaient une pause, un frémissement, une respiration. J’avais ma main dans les siennes. Elle, elle s’en irait bientôt. Avait traversé le siècle et au moins la moitié de l’Europe, voyait le retour des mêmes haines, des lancinantes rengaines qui précédaient toujours le chaos, s’inquiétait pour ses petits enfants.

Demain, humaines mémoires… à restaurer d’urgence. Elle s’est endormie dans le fauteuil. J’ai déposé sur elle, le plaid russe, rapiécé et usé, qu’elle avait toujours conservé depuis sa libération. J’ai regardé son air apaisé, ses cheveux blancs étincelants. C’était tout à la fois : amer et doux. Je ne sais pas pourquoi ces deux adjectifs me sont venus sur le bout de la langue.

Je n’ai jamais oublié son sourire quand je la questionnais. Sa mémoire s’effaçait inexorablement…

La mémoire s’effaçait inexorablement…

Silence

 

Vase communicant 49 :

Le vendredi 6 février 2015, j’ai échangé avec Olivier Savignat sur son Sous mes doigts la pluie

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Je suis un simple d’esprit…

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Détail du tableau Les Oiseaux roses de Marie Morel – aimablement envoyé par Marie

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Avant de venir d’un pays ou d’un ailleurs éthéré, nous venons d’une mère et d’un père. Et non de la côte d’un imaginaire sauvage initial ou même d’un quelconque esprit décrété sain. Ces absolus nous emmerdent et finissent toujours pas nous tuer. Il y a tellement de choses qui nous échappent, tellement de choses qui nous empêchent de vivre, respirer, rire, partager… Il faut une vie entière pour se débarrasser de toutes ces scories millénaires et on n’est pas certain d’y arriver entièrement. Il y a encore tellement de choses à vivre et à apprendre. Apprendre sans cesse…

Nous sommes dans un labyrinthe infini. Univers, mondes, têtes. Ce mot d’infini que nous n’avons pas craint de définir est trop grand pour nous, reflet de notre immodestie. Saigneurs qui êtes au ciel, surtout restez-y. Jamais vous ne serez notre fil d’Ariane dans ce mystère tout à la fois excitant et angoissant que l’on nomme la vie. Dans ce labyrinthe, il n’y a rien qui soit trivial. Trivial ? Banal. L’invention est quotidienne.

Celui – ou plutôt ceux puisque les dieux sont innombrables – ceux dont on ne doit pas prononcer les noms, qu’on ne peut pas dessiner, dont on ne doit pas se moquer, ces « êtres » chimériques provoquent des conséquences réelles, matérielles et dramatiques. Pour combattre cet imaginaire négatif, préhistorique voire maladif, il suffirait pourtant d’ouvrir des livres. Nous devrions employer le substantif livre uniquement au pluriel pour éviter ainsi son masculin guerrier. Les majuscules nous emmerdent itou. Le nous ici a valeur de singulier. A livre, ajouter un s pour apprendre à découvrir notre joie, cette joie – moteur intime – qui n’a rien de mystique.
C’est le seul pluriel qui me plaise vraiment : des livres.

Et au contraire, utiliser le singulier, pour découvrir le livre de l’autre, la petite flamme qu’il a dans ses yeux. Ceci n’est pas une déclaration solennelle semblable à toutes ces litanies morbides qui nous assèchent et nous laissent vides mais un épuisement face à l’ignorance, sans cesse retrouvée. L’éternité, merde à elle. Je préfèrerai toujours la mère qui va vers son soleil. Saigneurs qui êtes au cieux, restez-y avec vos hordes de sbires.

Moi ? Je suis un simple d’esprit. Mais moi, ce ne sont que tes yeux ici-bas qui m’attirent. Et cela me suffit…

Silence.

 

Vase communicant 48 :

Le vendredi 2 janvier 2015, j’ai échangé avec Dominique Hasselmann sur ses Métronomiques.

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Ce qui se dit ici est contraire au silence

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Photographie de Dominique Hasselmann Inscription quai de Valmy à Paris (10e), sur le petit bâtiment du pont tournant de la rue Dieu

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Ce qui se dit ici est contraire au silence. J’ai pris le grand escalier qui mène aux salles de lecture de la nouvelle très immense bibliothèque. La ville n’a aucune importance. « Le silence nous mène ».

Je me suis assis près des étudiants, après avoir choisi dans les rayons un livre d’aphorismes. Les bibliothèques sont des villes, avec des rues, des places, des parcs contenant à portée de main tous les continents, la nature inerte et tout ce qui est vivant, les gens et leurs histoires et la totalité de ce que l’univers contient ou presque…

C’est peut-être ce presque qui nous maintient en vie, nous fait marcher, avancer… nous laisse insatisfait… et rend les bibliothèques incomplètes, aussi…

J’ai pris un livre d’aphorismes de Lichtenberg : le miroir de l’âme, paru en 1997 chez José Corti, traduit par Charles Le Blanc. Les bibliothèques sont semblables à des miroirs – l’âme ? Je ne sais toujours pas ce que c’est – ou ressemblent à cette forêt du Baron perché : sans début sans fin… avec des entrelacements de branches à nous rendre aveugles, qui ressemblent à s’y méprendre aux nœuds que font parfois nos pensées ou nos actes… Dans une bibliothèque, on peut vivre toute une vie sans en sortir… s’y perdre ou décider d’y vivre baroquement, « barriquement » en goûtant un peu de tous les tonneaux… on n’a pas le temps de toute façon de lire tous les livres et paradoxalement, on a tout le temps. Il faut sillonner les allées, piocher dans les travées pour le comprendre. La vie est trop brève.

Il n’y a pas plus bruyant qu’une bibliothèque. Je préfèrerai toujours arriver second parce que j’ai eu un père qui avait l’obsession de la première place pour son fils. Pour son bien… C’est une des leçons de l’histoire de Calvino, non ? Arriver second ou faire d’une autre manière…

Enfin, je le lis comme cela parce que je ne sais pas faire autrement : lire d’où je me tiens sur cette terre. C’est la tragédie des humains de vouloir toujours arriver premier. « Les bibliothèques deviendront un jour des villes, dit Leibniz » écrit Lichtenberg [référence KA 257 pour les rats de bibliothèques].

Et, un peu plus loin, en J861, il complète : « Si un jour, comme l’a prophétisé Leibniz, les bibliothèques deviennent des villes, il y aura aussi des ruelles sombres et tortueuses comme à présent. »

Tout n’est qu’agitations et c’est tant mieux. Ce n’est ni un aphorisme ni une résolution de début d’année. Nous reste toujours à découvrir notre vibration, celle que contrôle l’âme… du violon…

Silence. Je lis…

texte : Franck Queyraud

photo : Dominique Hasselmann

 

Vase communicant 47 :

Le vendredi 5 décembre 2014, sur Gadins et bouts de ficelle, pour la deuxième fois, la joie d’un vase avec Angèle Casanova

Dans ventre, ça a commencé..

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Dans ventre, ça a commencé. « Dans le photoreportage, la célérité avec laquelle un moment d’histoire est saisi témoigne de l’extraordinaire talent nécessaire. Même avec l’aide de l’ordinateur et de pellicules à émulsion rapide, une énorme quantité d’information doit quand même être prise en compte en très peu de temps si l’on veut que le cliché soit réussi. »

Si l’on prenait les cinq photographies ci-dessus, on pourrait les arranger de telle manière à raconter l’histoire d’un homme. Peu après être sorti du ventre de sa mère, cet homme qui est peut-être photoreporter ou peintre ou poète ou raffineur…– mais peu importe – peu après être sorti du ventre de sa mère, cet homme a marché, marché, marché longuement, seul.

Un soir, peu après le coucher du soleil, il a rencontré une femme, une femme du désert. Elle, elle a aussi a marché, marché, marché longuement, seule… rencontré cet homme qui venait du Nord. Se sont accordés… Ou pour être plus précis, cet homme qui n’en était pas encore un, a accordé sa voix sur la voie de celle qu’il avait rencontré… Se sont aimés…

Cette voix, dans son ventre, cette voix qui ne pouvait le tromper… celle qu’il entendait depuis toujours… et puis, un soir, un midi ou un matin : le noir d’un mur, un reste de voiture… Cet homme, qui n’en était pas encore un, a découvert une règle… pour mesurer la douleur, sa douleur… pour continuer son chemin… La vie… Dans ventre, ça a commencé…

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le mur d'eau 7, par Franck Queyraud

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Sa voix… sa voix, qu’était-elle devenue ? Ce qui reste, tout de suite après ? Le silence. Ce que l’on entendra plus : cette immense joie… aussi aigue que le plus grave des chagrins. Ce frisson, chaque fois, de regarder un coucher de soleil. Dans ventre, ça a commencé…

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le mur d'eau 4, par Franck Queyraud

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Dans ventre, ça a commencé… Qu’est-ce qu’être un homme ? Un corps ? Marcher ? Quel est ta voie ? Bien entendu, on pourrait les mettre autrement les images, pour raconter l’histoire de cet homme légendaire. Légendaire : qui a vécu. On pourrait les mettre autrement, ces photographies. Ces répétitions ne conviennent plus. Je vous laisse faire…

On pourrait les battre comme cartes pour raconter une autre histoire, une des milliers d’autres histoires qui ont pu arriver à cet homme depuis la disparition de la femme du désert. « Il est incroyable de voir à quel point la vitesse est constamment confondue avec la facilité la plus crasse. »

Being human being : dans ventre, aujourd’hui, tempos et cris de la trompette du musicien. Le sable finit toujours par ensevelir la muraille pour mieux la ronger. Tu te rappelles, toi, de tous les sons que tu as entendus ?

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le mur d'eau 6, par Franck Queyraud

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Dans ventre, ça a commencé… De tous les mots que sa voix t’a dit… « Troisièmement, vous devez être assez fort pour déterrer des faits, suivre des filons historiques ; exhumer des détails révélateurs. » … les cris, les chuchotements, le doux des mots, les mots des yeux aussi, et ceux emmêlés dans les longs cheveux, bouclés et noirs… Cet homme ne se souvient plus… Devenu sable, enfouisseur. A rongé son os de souvenirs jusqu’au…« Quatrièmement, vous devez être doté de patience pour défricher votre matériau et en faire quelque chose de rare. Cela peut prendre des mois ou même des années. Et c’est ce qu’on entend par – Raffineur –  »

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le mur d'eau 5, par Angu00E8le Casanova

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Dans ventre, ça a commencé. L’homme qui a un nom maintenant – le raffineur – a quitté la terre, un moment – à brûler ceci, à brûler cela, et tous les tableaux qui représentaient la voix. La voix répétitive qui revenaient et que pourtant, il n’entendait plus. La musique qu’il écoute cette nuit ressemble à ce vent qui produit la tempête de sable, celle qui déterre les souvenirs épars attendant en vain leurs effleurements.

« Améliorer et intérioriser. » Cette vie qui, toujours, est un cadeau. « Vous devez savoir votre destination une fois que vous êtes arrivé. Remarquez qu’une destination peut parfois être également un voyage. C’est que qu’on entend par – Arpenteur. » Sois heureux, arpenteur raffineur ou qui que tu sois désormais, malgré les faits et les circonstances… souffle La Voix… qu’il entend de nouveau. Dans ventre, ça a commencé…

Silence.

Les phrases en italiques proviennent toutes de La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski, livre-ovni paru chez Denoël en 2002, traduit par Claro.

Being Human being écouté par le narrateur est l’œuvre d’Eric Truffaz et de Murcof autour de l’œuvre d’Enki Bilal.

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Vase communicant 46 :

Le vendredi 7 novembre 2014, j’ai eu la joie de retrouver pour la troisième fois le blog de Chez Jeanne.

Celui qui…

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Celui qui… prend du temps… pour traverser le labyrinthe… un défi… déchiffrer chaque mot de la page… ne pas tout comprendre… ce n’est pas de ton âge… faire attention au train qui peut surgir très vite… se pousser… vite, j’entends sa sirène… vite, se laisser aller dans la feuillée comme on tomberait en arrière dans l’eau de la mer… frisson qui s’évanouit… tu ne savais pas que cela pouvait faire… le vent qui passe près de toi… ce souffle… Ce n’est qu’une histoire… C’est bien plus qu’une histoire… c’est comme, presque, un peu, ressentir… celui qui … pour comprendre… pour apprendre… entendre, écouter… celui qui écrit… qui a mis sa musique à ta portée… par le train… un transsibérien… tu as ramassé la main coupée. Tu mélanges tout… tu aimes jouer dans la boue… la prendre dans tes deux mains… la modeler, la serrer, la tordre… Tu es devenu un immense sédiment. Et par transparence, on pourrait voir les strates des matières qui se sont déposées au fil du temps. Mais la transparence n’existe pas. Heureusement. J’attrape ta liane pour bouger ma masse. Celui qui… peut, enfin, se mouvoir seul… Que de temps… il en faut du temps… et la vitesse ne sert à rien… qui ne compresse que de l’air… de la boue, cet être inerte… on écrirait sur ton front… celui qui lit… tu l’effaceras un jour, golem moderne, pour… celui qui écrit…

Silence.

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Je publie ci-dessous les vases déjà publiés pour les blogs amis :

Vase communicant 45 :

Le vendredi 3 0ctobre 2014, j’ai eu la joie de retrouver pour la deuxième fois, Piero Cohen-Hadria et aussi de le rencontrer « en vrai » la semaine d’après ;)

 

Continuer, continuer, ne pas cesser, ne pas cesser…

les petits angelots de FloH

Photographie de FloH

 

Continuer, continuer, ne pas cesser, ne pas cesser… tant que respirer, respirer, battre la chamade, espérer, non ! Pas le verbe espérer – espérer, c’est le truc, le machin, le bidule de ceux qui croient que leur dieu, c’est le seul dieu, ceux-là qui sont aussi des humains, ils sont capables de te tuer juste pour avoir raison et t’enfoncer dans ton crâne d’apostat ou pire, horreur, d’athée, que leur dieu, c’est le seul dieu… non continuer, continuer, ne pas cesser, ne pas cesser… de dire… mais est-ce suffisant ? Non, continuer, continuer, ne pas cesser, ne pas cesser de croire, mais ce verbe croire, ce n’est pas non plus le même verbe croire que celui employé par ces fous de dieux qui veulent te trucider parce que tu ne révères pas le même bidule dans le ciel qu’eux.

J’ai jamais cru je suis cuit… j’ai mis quelque part en ligne, un jour cette profession de foi – de foi ? Non, plutôt cette boutade, on peut toujours tenter de penser que l’humour pourrait apaiser… que le rire pourrait… mais… Les mots, on peut leur faire dire ce que l’on veut… Un jour, un de ceux qui fait profession de t’inculquer la foi dans ton crâne d’incrédule congénital, t’a dit: ben non, t’es pas cuit, Francki, faut pas écrire cela, Francki… Il ne m’a pas appelé Francki, bien sûr… A continué : tout n’est pas foutu. Lui ai répondu gentiment… il n’a pas bien compris… ma plaisanterie, qui n’en est peut-être pas une, après tout… nous ne sommes pas du même monde simplement, et pourtant si, nous sommes du même monde, ces fous de dieux, ils ne veulent pas qu’on les oublie, ces fous de dieux, de dieu avec un x à la fin, ceux qui te décapitent, ceux qui te lacèrent les viscères, te brûlent ou te jettent des pierres, ça dure depuis des siècles, ça ne progresse pas, et surtout quand tu es une femme.

La femme c’est ce qu’ils détestent tous, ces fous de dieux, c’est leur point commun : haïr tout ce qui représente la vie, la joie, le jour, la contradiction… Ils détestent jusqu’au vent dans les cheveux des femmes. Cinglés, je vous dis… J’ai jamais cru je suis cuit. Je cuirai en enfer… poussière redeviendrai… m’envolerai dans le vent, survolerai les plaines et les océans… quelques poussières de moi auront peut-être la chance de se poser dans la chevelure d’une femme, un bref instant…. La modestie et l’humilité ne les étouffera jamais, ces fous de dieux… c’est un autre de leur point commun… leur orgueil immense, celui de se comparer à ce grand machin dans le ciel, assis sur son fauteuil géant…

On pourrait croire que tout cela, c’est des histoires pour les enfants… ça pourrait être beau… ces histoires de petits angelots… verts, blancs, noirs, bleus… peu importe la couleur, peu importe la religion, ça pourrait être plein d’espoir… comme un arc-en-ciel et je pourrai même accepter leur forme d’espoir, si malheureusement, le terre-à-terre ne leur collait pas à la peau, si malheureusement, ils ne décapitaient pas des passants qui ne faisaient que passer…

Continuer, continuer, ne pas cesser, ne pas cesser… de dire…

Silence

 

Vase communicant 44 :

Le vendredi 5 septembre 2014, j’ai eu la joie de retrouver pour la troisième fois, Camille Philibert-Rossignol.

  Le réel n’existe plus…

Le nuage Photographie de FloH

Photographie de FloH

 

Il nous faut peu de mots pour exprimer l’essentiel ;

il nous faut tous les mots pour le rendre réel.

Paul Eluard in Donner à voir.

Le passé n’est ni fixe ni immobile… Il est comme ce nuage, un élément que l’on voit ou pas, qui se colore ou pas, qui peut être lourd ou léger… Unique. Il est unique. Toujours différent. Ne fait que passer. Il suffirait de le regarder, de le regarder passer, changer de formes ou de couleurs puis le laisser disparaître, filer, s’évanouir. Ne rien faire d’autre que le regarder, et tout le reste attendrait… Tout le reste… Ne surtout pas le prendre en photo, le partager à des inconnus qui habiteraient on ne sait où sur la planète ou utiliser sa reproduction photographique pour illustrer un billet de blog. Le garder pour soi plutôt,  uniquement pour soi, ou pour sa compagne, son compagnon, son enfant, ou encore le garder en souvenir dans notre mémoire. Nos mémoires sont de plus en plus volatiles, de plus en plus évanescentes, non à cause des possibilités infinies de tout garder mais parce que nous sommes perdus dans une jungle, une jungle diaphane et omniprésente. Nous ne savons plus rester inactifs. Je est une partie du nous. L’insupportable efficacité nous détruit. Ordonner les traces, classer les mémoires, les partager pour les conserver est notre angoissante terreur quotidienne. Je n’existerai pas alors, croyons-nous, si nous ne nous dupliquions pas, plus. La bulle de savon est plus rapide que nous, qui reflète un instant la lumière, la transmue puis… pouf.. disparaît. L’Accumulateur Suprême, le Grand Accumulateur, le Capitaliste n’aime pas les bulles de savon, le clown ou le poète qui nous montrent constamment le réel.

     Nous n’aimons pas plus, ce qui s’efface, ce qui s’oublie, ce qui semble ne plus laisser de traces. Fictions et fantômes nous enveloppent comme un cocon étouffant. Nous avons oublié que le palimpseste – celui de la vie de tous les jours –  sur lequel nous pouvons écrire est le symbole de notre manière d’être… profonde. Construire sur ce que nous avons vécu… Tout devient histoires désormais, sauf les histoires qui mériteraient qu’on les fixe. Que nous cachons. Les fictions qui ne sont que pures témoignages sont moins intéressantes que celles que nous écrivons en les enlaidissant, en les embellissant ou en les transformant avec toutes les scories ou les merveilles présentes dans nos esprits. Sélectionner et trier ne sont plus de mises, n’est plus de mise, la mise en abime, le recul, le retrait, l’île perdue, Robinson sur son île. L’instantané, l’immédiat nous empêchent de vivre comme simple élément du paysage. Nous sédentarisons la moindre empreinte de pas, la moindre brise de nos souffles. Nous nous agitons en permanence. Consommateurs accumulateurs. Consommateurs.

     Apprécier un ciel changeant doit être rentabilisé immédiatement – publié – au risque de ne pas saisir le sens de ce que nous vivons. Ce sens qui n’en n’a plus aucun. Nous sommes entrés de plein pied, tête, et corps, et âme dans la fiction. Le réel n’existe plus, pensons-nous. L’unique se dissout peu à peu. Le règne de la série nous harcèle. Nous ne savons plus rien de l’unique. Du non-reproductible. L’unique moment que nous ne vivrons qu’une fois, que nous oublierons sans doute et que peut-être nous conserverons dans un coin de notre mémoire (saturée). Et qui ressortira comme une gifle, un jour, quand vous ne vous y attendrez pas. Mon disque dur mémoriel ne tourne plus rond depuis un moment, ou tourne beaucoup trop vite. Est-ce de l’épuisement ou une salutaire réaction ? D’autres appelleraient cela une dépression. Mais, il n’en est rien, au contraire. Je déborde de désirs, d’envies de découvertes ou de passions. Seules les différences m’émeuvent. Les différences de l’Unique. Ce qui me ressemble m’ennuie. Le réel n’existe plus ? Ne vous inquiétez pas pour lui, il repèrera vite nos têtes à claques.

Silence.

 

 

Vase communicant 43 :

Le vendredi 1 août 2014, Cécile Benoist m’a reçu sur son carnet-Web : Littérature sauvage.

Silence sauvage

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Je n’avais pas vu les nuages. J’étais allongé dans le sein des hautes herbes de cette prairie. M’étais endormi malgré quelques cailloux qui s’enfonçaient dans mon dos et un ciel bleu au-dessus de la tête. C’est en partie le frottement des herbes entre-elles qui m’a réveillé. Le vent s’était levé pendant la sieste. J’avais fait de drôles de rêves au cours de cette évaporation du monde : j’étais dans le désert, portant toute la chaleur sur mon dos, et j’entendais le grincement des grains de sable à chaque pas du chameau qui me transportait. Je n’avais plus d’eau. Je ne voyais presque plus rien. Le chameau a eu un pied non-assuré, j’ai été déstabilisé, failli tomber… C’est le frottement des herbes, entré en syntonie avec le grincement des grains de sable du rêve qui m’a réveillé. Maintenant, les nuages passaient à une allure folle au-dessus de ma tête. La couleur du ciel avait changé : un bleu gris profond, un bleu d’orage. Les herbes fouettaient mon visage. Qui me disaient lève-toi, bouge-toi, cours… Il n’y avait pas d’autres bruits que ceux du vent et des frottis d’herbes. Puis, les impacts de la pluie ont joué leurs parties. Les montagnes au loin semblaient inertes, imperturbables. Je me suis levé. J’ai couru vers la lisière de la forêt. Pour m’abriter. Abriter ma vie. Et puis je me suis souvenu qu’il ne fallait pas rester sous les arbres quand l’orage était sis juste au-dessus de vous. Les premiers éclairs sont arrivés et presque aussitôt, le craquement du tonnerre. J’ai agi. La vie est dans le mouvement. Je me suis mis à courir de nouveau vers le centre de la prairie. Je suis resté debout à regarder le ciel. Très vite, j’ai été trempé par cette pluie drue d’été. J’ai enlevé mes lunettes qui ne servaient plus à rien – je ne voyais rien, je ne voyais plus rien depuis un bon moment – et suis resté là sans bouger à écouter, à regarder, immobile comme un lézard et commencer à comprendre ce qui m’avait manqué jusqu’à aujourd’hui. Parfois, une goutte d’eau sur mon œil me rendait la vision une fraction de seconde, jouant le rôle des lunettes désormais inutiles. Je crois bien que j’avais la fièvre. J’ai tout de même bien fait de rester à cet endroit. L’arbre où je m’étais réfugié un instant auparavant a été illuminé, enveloppé. J’ai entendu un déchirement affreux. L’arbre s’est abattu quelques instants plus tard. L’orage est parti aussi subitement qu’il était venu. Et, il n’y avait plus de vent. Et, il n’y avait plus de frottis des herbacées, plus aucun bruit. Hormis, ce silence… et mon intérieur, à l’état sauvage de nouveau…

Silence.

 

 

Vase communicant 42 :

Le vendredi 4 juillet 2014,Danielle Masson m’a reçu du côté de son Jetons l’encre à Saint Maximin.

La disparition

la disparition

Matin, marchant. Plus tard : cadran dans soir naissant. In/Out. Ici-bas. La photo saisit tout mais… jamais dit tout. Nos instants ? Nous avions faim, nous avions soif d’un bain jovial. Draps blancs – du blanc amidon – transpirants. Nous fuyions alors chacun nos filiations. Lai dudit Villon accompagna nos pas. Avions connu puits de Râ, plus connu la soif : ra, fla, ra, fla… Ton minois qui souriait. Ra, fla, ra, fla du tambour. Nous dansions, à partir du a. Abc tournant, tapis volant, Djamila. Tu riais… J’oubliais climat, champs, saisons, maisons… nous fallait aujourd’hui, à tout prix… croquions sans raison, croquions sans illusions.

Un matin, gnomon disparut, s’ombra, voilà l’abri. Trou noir… voulut la voir… corps, mots partis… L’on fuit à vingt ans… Las, j’ignorais ma filiation. Nos bruits se sont tus. Nul n’a jamais su, sauf toi d’aujourd’hui. « Quant à la chair, qu’trop avons nourri’… » Ans cuits. Ans d’oubli-abri. Circumnavigation. Gomma. Oublia. « A tâtons, quoiqu’il souffrît, quoiqu’il suât, il monta, il grimpa, s’accrochant, pas à pas, l’obscur colimaçon qui aboutissait aux locaux du haut… »

Matin, marchant…

P.S. : La paix, aujourd’hui.

« Mais as-tu compris, toi, la signification du post-scriptum ? »

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Silence

En italique : première citation : Villon. Deuxième et troisième : Pérec

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Vase communicant 40 et 41 : Le vendredi 6 juin 2014, deux vases :

Justine Neubach m’a reçu pour la deuxième fois sur Silencieuse.net.

Roman

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Les personnages du roman regardaient vers le haut, jamais vers le bas. Longtemps, je marchais, recourbé, yeux fixés sur l’asphalte, comme pour repousser ces assauts de ma mémoire. Je ne voulais plus regarder le ciel. Ni ressembler aux personnages du roman. Je ne savais plus dans quelle ville j’étais ; ni le jour ni l’heure, ne me souvenais. Les fleurs du jardin étaient toutes gelées. Le goût et la saveur, enfuies. Il n’y avait plus personne dans les rues. La ville semblait inanimée. Je croyais être dans ce rêve récurrent, celui de la chute sans fin, où sans avoir peur de cette chute, je comptais, à l’infini. Je chutais à la vitesse de la lumière ou presque. Je percevais tout. Pourtant, le goût et la saveur en moins. Il y avait des chemins qui bifurquaient sans cesse ; d’autres plein de nids d’araignées que j’évitais, à tort, car je ne pouvais voir les araignées. Aucun oiseau ne venait plus rayer ce ciel triste. Ce ciel que tu consolais par ta seule présence. Le goéland blanc n’était plus d’aucune utilité. J’ai eu la tentation de rencontrer la baleine blanche et disparaître avec elle, accompagné de son fol capitaine. Il n’y avait vraiment plus aucun bruit. L’horreur du silence. La nuit en plein jour. Mes pas sur le goudron craquelé déchiraient le voile. Et par ses fêlures élargies, voyais des touffes d’herbe rouges jaillissantes de l’asphalte finissant. Je rêvais New York une fraction de seconde. Je m’étais absenté un instant et il n’y avait plus personne. J’ai triché. J’ai imité les personnages du roman. J’ai relevé la tête. Regardé le ciel… étincelant…

Silence.

 

Philippe Rahmy-Wolff m’a reçu également sur son Kafka Transports pour un fret littéraire

Tapages… ta tasse quotidienne…

vase5Photographie Philippe Rahmy

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On pourrait croire que non mais le silence, c’est la mort.

Le silence pour les vivants – les vivants sur la terre – cela n’existe pas. Où il y a de l’air, il n’y a pas de silence. Des respirations, d’abord. La vie, c’est le bruit. Des étouffements, parfois. C’est aussi la joie, la musique, la jubilation, ouiiiiii…. pas toujours, c’est vrai… Mais Ouïr, toujours… La vie : une danse et le bruit est affaire de degré et d’attention. Il y a sans cesse un murmure. Même lointain, même inaudible. Qui vient nous faire signe. Le silence n’existe pas. Tapages. Le silence n’est qu’une pause sur la partition de nos vies, bien placé, temporaire, jubilatoire ou avant-garde de tensions à venir. Si vous êtes attentif aux bruits autour de vous, il y a celui-ci, particulier, régulier, vital : ce bruit de pompe. Cette pompe qui vous maintient en vie.

Qui vous dit : vas-y, respire, on continue, vas-y mon gars, demain ça n’arrive jamais, profite, c’est maintenant que ça se passe, regarde autour de toi, le débit de la rivière, de l’Ill ou de l’Aar, vois les nuages au-dessus des rues de la ville, les vols des oiseaux ou plus près de toi, ceux des jupes des filles… sous les tilleuls verts de la promenade…En juin, en septembre, en janvier, regarde, souris, écoute, parle… à l’enfant en toi ou à celui qui est près de toi… Transmissions. Bouge-toi. Ne jamais se taire avant que l’éternité ne vienne définitivement d’ensevelir de son linceul silencieux…

Vous en êtes où vous ? Vous en êtes où vous avec vos bruits, vos prétendus silences, vos subtils ou terrifiants non-dits ? Vous en êtes où vous ? De votre corps, de ce véhicule potentiel de jubilation ? De ce corps, précieux… Il faut chasser impitoyablement les tristes thuriféraires du silence qui mélangent tout avec leurs morales morbides, leurs tortures corporelles ou leurs attraits vers une salutaire tout autant qu’imaginaire, austérité. Sourds volontaires, l’horreur. RespireContinue ta danse baroque… La vie est baroque. L’a toujours été. Découvre.

La vie est belle, écrit par Stephen Jay Gould, raconte une nouvelle vision de la vie – vision post-darwinienne – à partir de l’étude d’un terrain de fouilles paléontologique, découvert en 1909, le schiste de Burgess. « Dans la théorie darwinienne, la compétition est le grand régulateur » La métaphore « sous la forme d’un tronc dans lequel seraient fichés sur tout la longueur dix mille coins, solidement enfoncés, représentant les espèces » doit être oubliée. Remplacée par celle de l’explosion foisonnante du cambrien qui a mis « en lumière le rôle de la contingence dans l’histoire de la vie – les aspects actuels du monde vivant ne sont pas le résultat d’une évolution lente fondée sur l’accumulation et le progrès, mais ont été mis en place par une profonde décimation (après une rapide diversification initiale des organisations anatomiques), probablement accomplie sur la base d’un fort principe de loterie. ». Le concept de progrès ou celui de compétition peuvent aller se rhabiller. La réalité, plus hasardeuse, est davantage passionnante ou inquiétante selon votre manière de vivre le moment présent.

Ne reste pas au fond de ta tasse quotidienne. Demeure ivre des bruits autour de toi ou pour le dire à-propos : sois chargé pour Soleure comme disent certains suisses. La vie est barrique. Cette tendance – cynique ? – à tout amalgamer aujourd’hui : bruits / vitesses / silences / lenteurs / ennuis. Tout se combine perpétuellement. Fais en sorte que cela soit au bénéfice de ta joie. Choisis. Dans cette jungle tonitruante, tout est histoire de degré, d’attention et de temps (bis). Une question demeure : comment entretenir son corps pour profiter de ce que la vie nous offre à chaque seconde ? Régimes acouphéniques ? Aïe, non… Gargantuase-toi de tout !

Comment devenir attentif à ces petits riens ? Sentir, ressentir, décrire ces petits riens du tout qui nous touche ? Les sons, les bruits de la ville, les odeurs du jasmin en fleurs, l’élégante courbure de la feuille du gingko biloba, les voix douces, graves ou éraillées… Il y a certain éraillement qui nous plait. Je déraille ? Etceteraille…

Comment se rendre compte à temps que nous pouvons participer à la qualité des bruits de la vie ? On pourrait croire que…

Allez, go ! Mon cœur fait boum… Ecris ta page quotidienne….

 

Silence

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Photographie de Justine Neubach (Pour faire lien avec le second vase co du mois sur silencieuse.net)

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Notule : entre guillemets et en italique, phrase extraite du livre de Stephen Jay Gould : La vie est belle, paru au Seuil en 1991. Indispensable lecture dérangeante.

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Vase communicant 39 :

Le vendredi 2 mai 2014, Ana NB m’a reçu pour la deuxième fois dans son Jardin sauvage

Mine de rien

le doute

Mine de rien, vivre dans le doute requiert une sacrée inconscience de soi. Ce n’est pas toujours une méthodologie aisée, possible, faisable à mettre en œuvre et l’on retombe souvent  dans la bassine des certitudes avec leurs bonnes têtes d’évidences et de bon sens, chacune épinglée selon leur apparence de bonne foi. Je n’aime pas l’irréelle foi du charpentier, l’ancienneté ne fait pas la sagesse. Il n’y a que de la mauvaise foi. Mauvaise qu’elle est, et statique, et cul-bénie, et bourgeoise. Nous sommes des êtres du mouvement perpétuel : incertains, inaccomplis, incohérents, inconséquents. Seul le doute est notre pain quotidien. Notre pensée : mouvante comme les sables. La bonne volonté : peut-être la seule capacité dont nous pouvons – parfois – être dotés. « C’était le moment le plus heureux de ma vie, je ne le savais pas. Aurais-je pu préserver ce bonheur, les choses auraient-elles évolué autrement si je l’avais su ? Oui, si j’avais pu comprendre que je vivais là le moment le plus heureux de mon existence, jamais je n’aurais laissé échapper ce bonheur. » La prévision – celle donnée à Tirésias par Zeus – n’est pas de notre monde. Imaginons la fadeur d’un monde prévisible… Serions-nous plus heureux ? Nous vivons dans une jungle de regrets et de remords plutôt que dans la contemplation de la beauté inénarrable des dunes du désert ou de celles de la mer, un soir de solitude, en regardant le coucher du soleil. Humains, trop humains. Nous vivons comme les vents. Soufflant ici où là, soufflant la plupart du temps comme bourrasques barbaresques. Renversant tout sur notre passage, dévastant côtes et paysages, et quand nous nous croyons devenons doux et agréable zéphyr, civilisé, nous ne sommes encore qu’impétueux aquilon. Nos pas nous précédent. Incapables d’attendre. L’impatience est ce moteur caché au cœur des vents, au cœur de nos mondes. Pour vivre avec le doute, il faut une sacrée confiance en soi : incertaine, inaccomplie, incohérente… inconséquente…
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Silence
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La phrase en italique est la première phrase du Musée de l’innocence d’Orhan Pamuk, paru en France en 2011.
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Vase communicant 38 :

Le vendredi 4 avril 2014, Cécile Portier m’a reçu sur son Petite racine

IMPRODUCTIF

hippocampe

je ne suis pas dans cet instant.
je suis dans un sourire du temps
nudité qui perdure
Dires 124/Francis Royo

 

C’est sans doute impossible. On voudrait qu’on ne pourrait pas : im-pro-duc-tif. Pourtant, ce serait la seule manière d’être réfractaire – la seule manière peut-être de ne plus être une marchandise dans l’écosystème totalisant planétaire. En se cultivant, en naviguant, en surfant sur les réseaux du web, on voudrait y échapper mais on reste marchandise. De pire en pire. Cela semble indolore. Et pourtant. Pour ne plus produire, il faudrait pouvoir rêver, dormir, aimer… sans que nous alimentions un quelconque profil. Créer. Avec des roseaux, des pinceaux, des lambeaux : des œuvres d’art que l’on brulerait aussitôt de peur que l’un ou l’autre de ces charognards marchands d’art les récupèrent pour les vendre. Et ne vous en demandent d’autres tout aussitôt… Ce n’est pas de pot. Tous ces parasites. Toutes ces boites où on nous enferme, et nous, volontaires, pour y entrer. Le pardon n’existe pas.

Quand un de nos ouvriers quitte la fabrique, il rend improductif un capital de 100.000 livres sterling (environ 2 millions-or). » Pensez donc ! Rendre improductif, ne fût-ce que pour un moment, un capital de 100.000 livres sterling ! N’est-il pas révoltant qu’un ouvrier ose jamais s’absenter de la fabrique ?

S’absenter est pour le moins la chose la plus insensée du monde. Au contraire, serait la chose la plus sensée. Le printemps est la saison la moins improductive. Celle qui nous fait tant rêver aux débuts. Recommencements. Cycle de la fabrique. La roue de notre pensée est pure perte. Hérésie vitale. Nous sommes nuages qui passent. Et la lenteur du nuage obère toujours l’inertie. Ombres qui rient… parfois, soufflent… puis s’évaporent. Moindre est une occurrence capitale. Que n’entendons plus. Moindre. Moindre. Peux pas. Peux plus. Il pleut. Courir toujours. Sans parapluie. Pourquoi ? Ne sais. Tu me manques… un chardon dans la gorge. Les mots ne sortent plus. Juste gestes, lourds, lents…

D’après le recensement de 1861, la population totale de l’Angleterre et du pays de Galles était de 20.066.244 personnes, soit 9.776.259 appartenant au sexe masculin et 10.289.965 appartenant au sexe féminin. Si nous en déduisons tout ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, c’est-à-dire les femmes, les jeunes filles et les enfants « improductifs », puis les « intellectuels », gouvernants, ministres de la religion, juristes, soldats, etc., ceux qui n’ont d’autre occupation que de vivre du travail d’autrui en percevant des rentes, des intérêts, etc., enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc., il reste en chiffres ronds, 8 millions d’individus des deux sexes et d’âge différent, y compris tous les capitalistes opérant dans la production, le commerce, la finance, etc.

Je ne suis pas un nombre, à peine une virgule. Aimerai être ta cédille. Me suffirait. Ces gens qui comptent, comptent tout, comptent sur les autres, comptent sans les autres. Par peur. Pas peu, sinon ils n’aiment pas. Le grain ne leur suffit pas. S’il resplendit un instant dans la lumière qui traverse la vitre de la fenêtre fermée, ils ne le voient pas. Le premier homme qui a vu la structure moléculaire, il était où ? Il marchait dans une savane, les pieds nus, une arme gauche en main, pour tenter d’atteindre le jour d’après, ou cet embryon de forêt au flanc de cette montagne, blanche en son sommet ? Et soudain, sous un arbre, les grains de poussière dans la lumière tamisée par les feuilles… Notre ancêtre. Qui ne savait pas que nous serions toujours comme lui, quelques millénaires plus tard, même si nos pieds ne sont plus nus, et notre langue en permanence chargée de mots. Va-nu-pieds. On parle trop. Trop vite. Va-nu-mots. Pourquoi le rejet de la modernité passe toujours par l’austérité et la haine de soi ? Pendant que d’autres, se prélassent : abstractions… ricanent-ils…

Abstraction faite des ouvriers renvoyés et rendus improductifs, dont les salaires forment une partie de la dépense somptuaire des capitalistes (ces ouvriers sont eux-mêmes articles de luxe), et qui participent pour une large part à la consommation des moyens de subsistance nécessaires, etc.

Somptuaire. Luxe, calme et volupté. Il n’y a pas pire que le mal de dents. Si, il y a pire. Que l’on tait. Ne dit pas. Il en faut du temps pour dire. Ouïr, beaucoup. Comparer. Se mettre en confiance. Pour croître. Croire n’est pas croître. Cet immobile n’est jamais étouffé par le doute. Le mouvement est notre chance et notre malheur. Des années de marche pour tenter de transformer notre démarche pantine en marche humaine. De Pinocchio en golem de chair. Maladroit tout de même. Encore un effort pour jubiler comme une antilope.

Il en va de même des dépenses de tous les travailleurs improductifs : fonctionnaires, médecins, avocats, etc., et tous ceux qui sous le nom de « grand public », rendent aux économistes bourgeois le « service » de leur donner l’apparence d’expliquer l’inexplicable.

La pierre est improductive. Elle ne se souvient pas de quand elle était lave. Elle est devenue froide.

Il faudrait transformer en ouvriers « productifs » la plupart des ouvriers « improductifs ».

Nous ne sortons pas du volcan. De chair, sommes. Je me terre quand il faut se taire. Le silence, un masque. Je suis cet hippocampe qui passe dans la mer bleue d’un ciel de Provence. Improductif, souhaiterai… n’en suis plus à une contradiction près.

Silence.
Aimer, boire et chanter… Merci Alain Resnais…

* Les phrases en italique sont extraites du Capital de Karl Marx autour de l’occurrence « improductif ».

 

Vase communicant 37 :

Le vendredi 7 mars 2014, Michel Brosseau m’a reçu A chat perché

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Ce mot de drôle… cartes postales de l’enfer…

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viololoncelle tranchées

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Strasbourg, lundi 3 mars 2014.

Cher Michel,

Pour notre vase communicant de mars, tu m’as envoyé une carte postale de soldats détendus de la guerre 14 dans les tranchées faisant cercle autour d’un soldat jouant d’un « drôle » de violoncelle : « drôle » pour ce violoncelle « nouveau genre » car non-conforme aux principes de la lutherie – sans doute construit de bric et de broc… par temps de manque… Ce qui ne manquait certainement pas, c’était l’envie désespérée d’être ailleurs, de s’amuser, de danser, de tenir une femme dans ses bras au bal du village, de penser à une autre réalité quand les temps étaient encore insouciants. On ne le sait qu’après…

Cette photographie a été prise à Carency si j’en crois la légende, dans le Pas de Calais. Elle véhicule une certaine vision de l’insouciance. Celle permise par l’imagerie officielle : ne représenter la guerre que par des temps de repos, de pause ou de détente et non par ses charniers, ses corps mutilés, ses mains coupées. Le terme de « drôle de guerre » employée pour la suivante sera l’apogée de l’utilisation de ce mot. Il n’y a pas de date mentionnée mais le village de Carency fut détruit lors des batailles de l’Artois en mai 1915.

En rangeant des cartons et par le grand bonheur que le hasard permet quand on y est attentif, ma compagne a déniché la carte postale ci-dessous, comportant elle aussi, un instrument de musique. J’ai tout de suite pensé à une balalaïka. Celui qui la taquine – balakat en russe veut dire bavarder, plaisanter, taquiner –  serait-il alors un soldat russe ? Je n’ai pas la connaissance des types d’uniformes.

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Camille H plus lègére

Mais, cette balalaïka comporte huit cordes qui siéent mieux à une mandoline italienne. Et le soldat ne peut pas être italien, au moment où la photo a été prise car la date est mentionnée au verso : le 18 juin 1915. Où a-t-elle était prise ? Cet autre 18 juin, deux batailles sanglantes se déroulaient : celle d’Artois et celle d’Ypres, en Belgique. Des pays comme le Canada y participaient pour la première fois… Le joueur de mandoline était-il canadien ? Il faudrait retrouver dans les archives des images des uniformes pour le déterminer.

Cette photographie a presque cent ans, la mémoire de ces temps furieux s’enfuit. Leur calvaire aussi. De ce 18 juin 1915, dans la famille de ma compagne, il ne reste plus que cette image : un instant de détente, au front, entre deux offensives. A bavarder, plaisanter, se taquiner… pour échapper à la peur. Cinq au moins des photographiés ont une ou deux marguerites accrochées à leurs uniformes. La vie s’immisce toujours partout… et devant un appareil photographique – à cette époque – on sourit tout le temps – on souhaite être beau, bien mis, élégant, paraître au mieux de sa forme… Les photographies envoyées ensuite aux familles sous la forme de cartes postales… pour les rassurer… Me souviens d’avoir lu des lettres de Giono à sa famille, il lui racontait une tout autre réalité que celle qu’il vivait.

De ses sept hommes, un seul a été identifié : le deuxième debout, en partant de la droite. Il s’appelait Camille H. Il est revenu de cette guerre. Je ne sais pas pour les autres. Il est revenu, lui. Et selon le grand-père de ma compagne, après la guerre, il a acquis une « drôle » de réputation : celle d’un grand coureur de jupons. C’était son fils qui le disait, et qui l’a dit à sa petite fille. Je n’ai pas envie d’interpréter cette légende familiale concernant l’arrière grand-père de ma compagne qui m’a permis de la raconter. C’est une légende familiale, vraie ou pas.je me pose une question : y a-t-il un rapport quelconque entre cette « drôle » de guerre et cette « drôle » de réputation ? Un sursaut de vitalité après quatre années passé en enfer. Images et réputations ne sont qu’une manière de voir la réalité…

Ce que je peux juste dire en regardant cette photographie centenaire, c’est d’avoir eu la chance jusqu’à présent de n’avoir pas vécu ce que ces sept hommes ont vécu. Au dos de cette carte postale, dans une encre violette, est écrit : souvenir de ton frère Le 18 juin 1915. Jules.

Bien à toi,

Silence… respectueux…

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Vase communicant 36 :

Le vendredi 7 février 2014, Giovanni Merloni m’a reçu sur son Portrait inconscient.

« Il fallait accepter la possibilité de tout perdre

pour pouvoir se rencontrer… »

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Existe-t-il un mot qui résiste plus de cinq minutes à sa répétition ?

Un mot, je ne sais pas, répond le pâtre qui est aussi poète, et seul, et isolé dans sa montagne.

Il paît longtemps avec ses moutons mystérieux, en fixant le soleil couchant, en pensant aux autres – ses presque semblables – dans la vallée des merveilles – ce qui n’est pas ici a toujours plus d’attrait – ou en pensant à celle qui l’attend, qui pense à lui ou qui aurait pu l’attendre et penser à lui.

Un mot peut-être pas, chuchote-t-il, mais un prénom… certainement.

Notre pâtre a l’air sûr de lui, tout d’un coup, bien sérieux, ne sourit plus. Il a sans doute réfléchi longuement à cette question. Il rajoute avec un air ailleurs :

un prénom, oui, un prénom qui ne lasse jamais celui qui le répète. Qui vous fait gravir un échelon supplémentaire de compréhension à la manière de ce dièse qui fait la courte échelle à la note qui veut grimper dans la portée.

Il existe d’autres mondes et un jardin aux sentiers qui bifurquent. La mémoire est parfois ce jardin où l’on peut se perdre.

Dans l’espace, il n’y a plus de bruits ni de sons. Du silence. Certains corps célestes se déplacent et s’entrechoquent modifiant ainsi leurs trajectoires. Et l’endroit où devait se rendre l’astéroïde n’est plus le même que celui du départ. Et personne n’aurait pu le prédire. Personne ne connait la trajectoire finale des astéroïdes et si tout au bout de leurs routes, il y a un mur, un stop ou un nouvel embranchement. L’infini est peut-être le seul mot qui résiste aux faims et aux sens, mortels, des mortels. Il est un singulier un peu particulier…cachant sa multiplicité.

Personne – non plus – ne pensait que pour rencontrer quelqu’un il fallait tout perdre, c’est-à-dire, perdre tout ce qui vous avait construit, perdre tous ces chemins empruntés qui avaient pourtant fabriqués celui – unique – sur lequel vous étiez en ce moment précis où vous aviez eu ce vif et tranchant sentiment de tout perdre : l’essentiel. Ce qui vous faisait vous lever le matin. Ce qui vous faisait battre le cœur. Ou cette petite flamme qui brillait dans votre œil. Et qui un matin n’y était plus. Et vous aviez perdu les cinq sens dont le goût avec la saveur de la vie.

Mais il existait d’autres mondes et un jardin aux sentiers qui bifurquaient. Vous étiez cet astéroïde, choqué. Votre direction avait été modifiée. Vous aviez retrouvé le sourire du pâtre. Le vent s’était levé et vous aviez réussi à vivre.

La mémoire était aussi ce jardin où l’on pouvait se retrouver.

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Silence.

Où l’on trouvera dans ce texte des allusions déguisées ou pas à Paul Valery, Pierre Bayard, Borges, un cinéaste japonais ou à mon cerisier en fleurs…. Mais c’est une autre histoire… Le titre de ce billet qui est devenu une contrainte oulipienne pour ce vase communicant est une phrase de Bénédicte Junger, qui n’est pas bénédictine mais bibliothécaire. La photographie partagée avec Giovanni M. est de FloH.

Vase communicant 36 : 

Le vendredi 3 janvier 2014, Myriam OH m’a reçu sur son Un peu d’on mais sans oeufs

 Extrait du journal de la création de Sègre

Maquette de décor d'opéra Don Pasquale de Donizetti - photographie de FQ

Maquette du décor d’opéra Don Pasquale de Donizetti (Strasbourg)- photographie de FQ

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Sègre lisait. « Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. » Il était un peu plus de 22h10. Sègre lisait : Je ne peux pas oublier la guerre, un texte de Giono extrait de son Refus d’obéissance paru en 1937. Les bruits de bottes commençaient à être de plus en plus audibles, les va-t-en-guerre jubilaient  et Giono osait revendiquer son pacifisme qui le conduirait en prison à la fin de la guerre,  se questionnait dans ce texte sur sa soi-disant lâcheté quand il avait vingt ans et sur le fait qu’on lui avait collé un fusil dans les mains pour tuer « le boche », l’ennemi d’alors, et il était certain, à la fin de la grande boucherie, de ne jamais avoir tué quelqu’un. « Je n’ai pas honte, mais, à bien considérer ce que je faisais, c’était une lâcheté. J’avais l’air d’accepter. Je n’avais pas le courage de dire : je ne pars pas à l’attaque. Je n’ai pas eu le courage de déserter. Je n’ai eu qu’une seule excuse : c’est que j’étais jeune. Je ne suis pas un lâche. J’ai été trompé par ma jeunesse et j’ai été également trompé par ceux qui savaient que j’étais jeune. Ils étaient très exactement renseignés. Ils savaient que j’avais vingt ans. C’était inscrit sur leurs registres. C’étaient des hommes, eux, vieillis, connaissant la vie et les roublardises, et sachant parfaitement bien ce qu’il faut dire aux jeunes hommes de vingt ans pour leur faire accepter la saignée. » Sègre avait le cerveau en ébullition depuis deux jours. Il venait de voir successivement deux films magistraux : Le Géant égoïste et Tel père tel fils qui l’avaient remué plus que de coutume. Il avait l’esprit aiguisé. Les deux films avaient fait office de rémouleurs. Sègre était à une intersection de sa vie. Il lui fallait éclairer sa part d’ombre pour enfin vivre comme il l’entendait, dépasser ses lâchetés quotidiennes. La lumière avait changé ou sa perception de la lumière s’était modifiée, il ne pouvait pas dire mieux. Sègre avait toujours perçu la vie comme un jeu. Et elle l’était : un jeu, et le pire de tous, digne de la roulette russe. Avec une variante de taille : la balle tirée dans cette roulette particulière ne vous achevait pas et vous laissait agonir tranquillement, vous laissant vous agiter encore un peu. Jusqu’ici, il avait eu constamment peur de l’ennui et de l’immobilité. Sègre avait lu presque tous les livres de ceux qui l’avaient précédé sans au final en retenir grand chose ou plus précisément sans en comprendre grand chose. Il lisait différemment maintenant, depuis quelque temps. Sègre se demandait si l’on pouvait arrêter ce jeu, si l’on pouvait extraire la balle dans sa tête et redémarrer sous un autre angle. Il voyait les choses autrement dorénavant et il faisait comme ces écrivains qu’il admirait tant : s’attablait le soir pour tenter d’extraire la balle dans sa tête, en couchant des mots sur le papier, en tentant d’extraire sa part d’ombre pour faire jaillir de la lumière, chaude et lumineuse. Il y avait plein d’écrivains qui ne croyaient plus à la force de l’imagination, à tort. Il comprenait cela à chaque fois qu’il voyait un des films cités plus haut ou en lisant ce texte si lumineux et si désespéré de Giono et à cause de notre besoin insatiable d’histoires, vraies ou imaginaires. Il en avait assez des cyniques, des revenus de tout qui mourraient dans leur coin en essayant de contaminer le plus de personnes possible, hommes secs sans joie sans flamme. « J’aime la vie. Je n’aime même que la vie. […] Puis j’ai commencé à écrire et tout de suite j’ai écrit pour la vie, j’ai écrit la vie, j’ai voulu saouler tout le monde de vie. J’aurais voulu pouvoir faire bouillonner la vie comme un torrent et la faire se ruer sur tous ces hommes secs et désespérés, les frapper avec des vagues de vie froides et vertes, leur faire monter le sang à fleur de peau, les assommer de fraîcheur, de santé et de joie, les déraciner de l’assise de leurs pieds à souliers et les emporter dans le torrent. Celui qui est emporté dans les ruissellements éperdus de la vie ne peut plus comprendre la guerre, ni l’injustice sociale. » Ecrire, dire, raconter la vie. Pour l’enfant. L’enfant de Sègre. Votre enfant. Les enfants des autres. Ceux des deux films cités plus haut. Le temps qu’il nous faut pour comprendre. Et les années filent sans que nous nous en rendions compte. S’agit-il d’une énième cause perdue ? Sègre ne le pensait plus. « L’enfant au bord du chemin et qui joue avec des herbes ne peut être considéré dans sa beauté et dans son humaine liberté que par deux ou trois fous de mon genre. Si je pense qu’il a les yeux bleus et qu’il portera toute sa vie la gloire d’avoir les yeux bleus, et qu’il s’en ira, blondasse vagabond du monde, à la recherche de l’espoir, du désespoir et de l’amour ; si moi je pense qu’il va peut-être nourrir dans sa tête les rythmes, les formes et les musiques qui porteront l’humanité un peu plus en avant dans l’immense prairie des étoiles ; si je pense que, sans doute, il ne sera qu’un homme parmi les hommes, un écouteur et non pas celui qui souffle dans le bugle, un de l’auditoire et non pas celui qui est debout dans le cercle, je me dis, moi : quoiqu’il fasse, il vit. J’admire cette vie. L’état capitaliste s’en sert. La guerre n’est pas une catastrophe, c’est un moyen de gouvernement. L’état capitaliste ne connaît pas les hommes qui cherchent ce que nous appelons le bonheur, les hommes dont le propre est d’être ce qu’ils sont, les hommes en chair et en os : il ne connaît qu’une manière première pour produire du capital. Pour produire du capital il a, à certains moments, besoin de la guerre, comme un menuisier a besoin d’un rabot, il se sert de la guerre. L’enfant, les yeux bleus, la mère, le père, la joie, le bonheur, l’amour, la paix, l’ombre des arbres, la fraîcheur du vent, la course sautelante des eaux, il ne connaît pas. Il ne reconnaît pas dans son état, dans ses lois, le droit de jouir des beautés du monde en liberté. Economiquement, il ne peut pas le reconnaître. Il n’a de lois que pour le sang et l’or. Dans l’état capitaliste, ceux qui jouissent ne jouissent que de sang et d’or. Ce qu’il fait dire par ses lois, ses professeurs, ses poètes accrédités, c’est qu’il y a le devoir de se sacrifier. Il faut que moi, toi et les autres, nous nous sacrifiions. A qui ? L’état capitaliste nous cache gentiment le chemin de l’abattoir : vous vous sacrifiez à la patrie (on n’ose déjà plus guère le dire) mais enfin, à votre prochain, à vos enfants, aux générations futures. Et ainsi de suite, de génération en génération. Qui donc mange les fruits de ce sacrifice à la fin ? »

Recopié du journal de Sègre (avec l’aide de Giono)

Silence.

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Vase communicant 35 : 

Le vendredi 6 décembre 2013, Eve de Laudec m’a reçu sur L’emplume et l’écrié

22H10 : Au fond d’un trou vivait un hobbit…

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Le soir, lire. La première phrase, parfaite. Huit mots. Dans le trou, tout de suite… L’huis de la porte grince, relayé aussitôt par un parquet, fatigué. Le calme s’installe, dérangé un instant par un train qui ne passe pas loin. J’ai toujours habité près d’une ligne de chemin de fer ou alors la ligne passait sur le terrain de la maison où j’habitais. Le silence. Je m’enfonce dans le fauteuil…  « Non pas un trou immonde, sale et humide, rempli de bout de vers et de moisissures, ni encore un trou sec, dénudé, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni pour se nourrir : c’était un trou de hobbit, d’où un certain confort. » Les pieds posés sur le repose-pied… Parfois, m’endors… 22H10 : «Sur le bateau nous étions presque toutes vierges.» Et parfois, non…  Les soirs à 22H10, lis. Il n’est pas toujours 22H10. Cela n’a absolument aucune espèce d’importance. J’aime le désordre, le fouillis, le baroque ou le changement d’idées ou plutôt j’aime que tout soit rangé selon mon désordre propre. Longtemps, les mots ont été associés à une musique, souvent passée en boucle. Quand j’entends la musique aujourd’hui, je pense au livre. « Message in the bottle » /Dune. Bande son hasardeuse et strictement personnelle. On a de ses manies quand on lit. La nuit laisse échapper le bruit d’une voiture glissant sur l’asphalte mouillé. « Vaughan est mort hier dans son dernier accident » De bonheur ? Je ne mets plus de musique. Il est tard ou je suis âgé. Il y a aussi des hobbits au-dessus de mon appartement et en dessous aussi. Ils ne comprendraient pas les gens, le bruit. Ils penseraient que c’est une fête. Faites donc… diraient-ils ? Non, ils ne diraient pas cela. Ils ne m’imagineraient pas absorbé dans la lecture d’un livre en écoutant avec un volume certain une musique de manière répétitive… Les gens sont ceci, les gens sont cela. Parlent ou ne me parlent pas. Je ne connais pas les gens. Je ne connais que des taiseux. Ceux qui écrivent des livres, bavards de buvards ou accrocs de la touche enter. Mais ce n’est pas tout à fait exact… Je connais celle qui fait battre mon cœur, et une amie, et un autre ami, et aussi la serveuse du café. Et puis, celle qui est partie. Et puis, quelques uns encore qui me sont proches. Le café a fermé. Il va ouvrir de nouveau. On a cru qu’il allait être remplacé par une banque, horreur. On n’a jamais assez de temps pour parler. On est interrompu en permanence par le pragmatisme. Et déjà, il faut rentrer. « Je ne sais pas ce qui se passe, c’est la première fois que cela m’arrive, l’image d’un rêve qui s’empare de moi, malgré moi et me transforme. » Je suis au café, dans un autre café que celui qui a fermé et qui va rouvrir bientôt et dont l’ancien gérant a vendu tous les objets et toutes les pendules. Je serai bien resté là tout le temps qui me reste à vivre. Combien il me reste de 22H10 avant ma mort ? Je ne bougerai plus, couché. Mais, ici et maintenant, suis toujours vivant. J’ouvre la tablette de lecture et fait défiler la liste des livres. En prends un au hasard. Et je commence le premier tome de la série des 62 volumes. « Lien Rag attendit près d’une heure d’être reçu par le lieutenant de la sécurité. » Je ne crains plus rien. L’histoire peut recommencer. De toute façon, je ne m’en souviens plus. J’efface au fur et à mesure. Ma mémoire se souvient de fragments. Les livres pourraient de nouveau brûler. Il faut se souvenir. La pendule peut se tordre de douleur. Faire un tour complet. J’invente ma réalité, tout en ne savant plus trop bien ce qu’est la réalité… Mais je vieillis…  Je me pose de plus en plus que questions. Comme la fin [du livre] approche… j’attends 22H10… Je lis. Toutes les premières phrases s’enchainent. « Avançons dans la genèse de mes prétentions – Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. – Regarde, mère ! La pendule tourne à l’envers. – Voici l’histoire d’un homme qui partit très loin et très longtemps dans le seul but de jouer à un jeu… On pourrait finir par croire que tout est jeu. Dans ce jeu des premières phrases, on ne peut plus utiliser le mot longtemps… un auteur se l’est approprié et n’a pas eu besoin d’en revendiquer le copyright, maladie de notre époque. « Et maintenant, en route, dit Granger. Et gardez toujours cette idée en tête : vous n’avez aucune importance. Vous n’êtes rien du tout. Un jour, il se peut que ce que nous transportons rende service à quelqu’un. Mais même quand nous avions accès aux livres, nous n’avons pas su en profiter. Nous avons continué à insulter les morts. Nous avons continué à cracher sur les tombes de tous les malheureux morts avant nous. Nous allons rencontrer des tas de gens isolés dans la semaine, le mois, l’année à venir. Et quand ils demanderont ce que nous faisons, vous pourrez répondre : Nous nous souvenons. C’est comme ça que nous finirons par gagner la partie. Et un jour nous nous souviendrons si bien que nous construirons la plus grande pelle mécanique de l’histoire, que nous creuserons la plus grande tombe de tous les temps et que nous y enterrerons la guerre. Allez, pour commencer, nous allons construire une miroiterie et ne produire que des miroirs pendant un an pour nous regarder longuement dedans.» De plus en plus, pour de fausses bonnes raisons, on interdit certains mots, pensant faire fuir les idées qu’ils représentent. S’il suffisait d’interdire les mots … Oui, nous regarder dans le miroir… Il est de nouveau 22H10. J’ai de plus en plus de souvenirs. S’emmêlent… « On considère généralement l’anthropologie comme une discipline centrifuge qui envoie ceux qui la pratiquent sur des terrains aussi isolés et éloignés que possible afin qu’ils puissent faire l’expérience de modes de vie aussi différents des leurs que ce qu’ils pourraient espérer ou s’attendre à trouver. – Allais-je rencontrer la Sibylle ? – Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. – Le seul endroit où l’on était chez soi finalement c’était là, dans le balancement, d’un côté du wagon ou de l’autre, entre Colonel Fabien et Courcelles. – Jadis, quand j’avais six ou sept ou huit ans, il m’arrivait d’entrer dans une pièce et que certaines personnes se mettent à pleurer. – Au fond d’un trou vivait un hobbit… Le soir, lire. Sortir de l’ire de la journée. La première phrase, parfaite. Huit mots. L’huis de la porte grince, un autre train passe au loin. Je m’enfonce dans le fauteuil… 22H10… Huis clos…Suis

Silence

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Notule informatif : voici dans l’ordre d’apparition, tous les livres dont sont issues les premières phrases citées. Livres qui m’accompagnent tout le temps, certains depuis toujours et les récents qui viennent compléter mon archipel de lectures :  Bilbo Le Hobbit de J.R.R. Tolkien -Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsaka. – Crash de Ballard. – Dita kepler (publié uniquement sur twitter) d’Anne Savelli . – La compagnie des glaces de G.J. Arnaud. – Vies minuscules de Pierre Michon. – Je m’en vais de Jean Echenoz. – Des rapports étranges de Philip José Farmer. – L’homme des jeux d’Ian Banks. – Exception à la règle des premières phrases : un passage de Farenheit 451 de Ray Bradbury. – Marcher avec les dragons de Tim Ingold. – Marelle de Julio Cortazar. – Sur la lecture de Marcel Proust. – Fenêtres d’Anne Savelli. – Les disparus de Daniel Mendelsohn et en reliant les petits mots en gras (les remettre dans l’ordre), vous reconstituerez facilement la première phrase qui est sans doute la plus connue… avec une petite variation dont l’auteur en question ne pourra me tenir rigueur… Il n’est plus… et pourtant nous nous souvenons… Vivement 22H10… Silence

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Vase communicant 34 : 

Le vendredi 1er novembre 2013, Julien Boutonnier m’a reçu sur Peut (-) être

…vitesse et bruit des nuages…

image 1 Composition nuageuse et musicale par FQComposition musicale et nuageuses par FQ

Ce qui fait battre le cœur ? Ce permanent foisonnement de tout et tous les mélanges qu’il suscite, provoque, agrège et qui renouvelle nos paysages – intérieurs et extérieurs. Tout ce bruit autour de nous – que nous en soyons conscients ou pas… que l’on entend ou pas… toutes ces conversations simultanées… amplifiées par de nouveaux dispositifs d’échanges, de lectures et d’écritures… qui modifient nos manières d’être, de vivre, de marcher… avec les autres… et qui me ravissent… sans être béat, béant, baba devant toutes les dérives et errances qu’elles génèrent dans le même temps…

image 2 Conversations sous le Ginkgo par FloHConversations sous le Ginkgo par FloH

Une impression de perdre le Nord ? Mais… Où est le Nord ? On aimerait se reposer, retrouver le calme, trouver le repos ? Réellement ? La vitesse serait notre ennemie ? Mais le mouvement est notre condition primordiale pour mettre un pied devant l’autre. Notre immodestie – immodestie, oui – proteste et nous dit que si nous allons vite nous ne faisons pas correctement. Ce qui est vrai quelquefois pour des raisons objectives – un manque inévitable de réflexion, de formation ou de pratique… – et ce qui est faux, le reste du temps… L’action – le mouvement – reste un des principaux modes d’acquisition du savoir… Il y a tant de savoirs que le singulier accolé au mot savoir n’est plus que la représentation des pensées totalisantes, globalisantes et irréfléchies de notre époque : immodestes… image du déphasage irréversible du passé avec ce présent merveilleux : bruyant, agité et si complexe. Notre propre singulier a désormais les moyens d’être un pluriel, sans ambigüités… L’ubiquité est peut-être un mirage… Peut-être… Elle modifie cependant notre marche… et enrichit en permanence notre phrase…

image 3 Le Temps retrouvé par FQLe Temps retrouvé par FQ

On apprécie la dextérité du sculpteur qui transforme la pierre avec expertise et facilité. Notre sculpteur a mis des années à acquérir cette rapidité d’exécution. Que nous admirons ou envions. L’acquisition des savoirs et des connaissances éprouvées, tangibles ou pas… demandent du temps.  Temps qui nous fuit comme sable dans sablier. L’invention humaine, magistrale et grandiloquente de vouloir quantifier le temps est une montagne trop haute pour nous… La vitesse restera une notion relative.

image 4 Le Temps surchargé par FQLe temps surchargé par FQ

Le silence est l’antinomie de la vie quotidienne et gesticulante. Il demeure une utopie millénaire qui continue à avoir son public… On ne peut pas – non plus – être contre… – contre le silence… La pause est nécessaire, qui existe dans la vie et dans la musique. Mais la musique, basée sur la vitesse d’exécution – elle aussi – n’aurait plus lieu d’être avec une instauration généralisée du silence, aussi séduisant et hypocrite qu’il puisse paraître… Il souhaiterait ressembler à une petite chose si on l’écoute – être l’image de la sagesse et de la permanence (qui n’existe pas) – alors qu’il est boursouflé d’orgueil… Se taire comme horizon est horreur, abandon : marche vers le néant et oubli.

image 5 Ciel d’apocalypse par FloHCiel d’apocalypse par FloH

J’aime les nuages qui passent : silencieusement. Mon oreille ne perçoit pas le bruit qu’ils font en glissant entre les molécules de l’atmosphère, obéissants seulement au vent. Leur bruit… inaudible, me rassure. C’est une illusion qui m’apaise… Nous vivons d’illusions ? … Je les regarde passer…

Sourit et souffle…

Silence..

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Vase communicant 33 : 

Le vendredi 4 octobre 2013, François Morey m’a reçu pour une Vu du balcon

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Parfois de mon balcon, je vois…

Dans les ateliers de l’Opéra du Rhin par FQ
Dans les ateliers de l’Opéra du Rhin par FQ
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Parfois de mon balcon, je vois… tout autre chose que ce que je vois. Le cerveau est un mystère. Un grand infidèle, un traducteur interprète mais qui peut faire béquille quand vous perdez pied. Ce que l’on voit, ce que l’on croit comprendre, ce qu’il nous plaît de voir ou de comprendre, tout cela et bien d’autres choses, sont parfois mirages. Il faut du temps, de la patience et de la modestie. Tout dépend du balcon sur lequel je suis au moment où je vois ce que je vois. Voir c’est aussi sentir, ressentir, imaginer, croire, lire, aimer. Cette liste n’est pas exhaustive, ne peut pas l’être. Elle lutte contre le néant. Elle peut se poursuivre d’une autre manière, qui est rarement la mienne, mais parfois, voir c’est aussi déprimer, ne plus rien sentir, ne plus rien ressentir, perdre le goût et les saveurs, ne plus imaginer, ne plus croire, ne plus lire non plus, ne plus aimer étant la pire des choses qui peut nous arriver. Le jour où on n’aime plus regarder les nuages est un triste jour…
Voir est ce chemin qui use nos souliers mais pas que, mais pas seulement. J’aime bien cette usure, alliée du temps, qu’il nous faut apprendre en cheminant : être de plain-pied avec le monde environnant. « Délices de la forêt ensommeillée à l’aube. Depuis une heure, je marche au milieu de la mousse, des fougères, d’un humus tendre et accueillant. Je côtoie de grandes feuilles où perle la rosée, des toiles d’araignées tout embuées d’aurore et sur le sol, j’évite des couples de limaces, agglutinées en une étreinte interminable dans un grand mucus de bave violette. Tout au long du sentier traversant cette forêt, je rencontrerai ces couples enlacés, fondus, soudés par la glu de l’amour, aveugles et sourds, lovés l’un en l’autre en des spirales insécables. J’ai essayé – non sans quelque vergogne, je l’avoue – de séparer un de ces couples. De telles étreintes m’intriguaient. Mais mes doigts glissèrent sur la bave violette, les corps gluants qui se rétractèrent un instant, comme si mon intervention les avait soudés plus encore l’un à l’autre. Les limaces, comme les escargots, sont des mollusques hermaphrodites. Chacun d’eux possède donc des ovaires et des testicules. Mais il ne peut se féconder lui-même. Cette solution – faire l’amour avec soi-même – la nature semble l’avoir réprouvée, épargnant ainsi aux limaces et aux escargots les désarrois du couple solitaire. » (Jacques Lacarrière : Chemin faisant… Fayard, 1977)
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Zone de rencontres par FQ
Zone de rencontre par FQ
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Je n’ai plus peur de la mort. On vit mieux dès que cette mordante conscience du futur s’échappe de vous. Regarder tout de même l’horizon ou le bout du chemin : voir les choses telles que nous les voyons sans nous occuper de celles qui demeureront cachées ou que nous apercevrons parfois, par d’autres fenêtres, d’autres croisillons, d’autres balcons. Parfois… Parfois, on se perd aussi. On croit voir, sentir, ressentir, imaginer, croire, lire ou aimer. Et ce sentier ne mène nulle part. Et vous étiez habitant, résident permanent de ce sentier… C’est l’exil en permanence qui guide nos pas. « Seul est mien le pays en mon âme » écrivait Chagall. De son balcon nomade, il voyait des vaches bleues et des amoureux dans le ciel. Ils y étaient vraiment dans le ciel. Je suis certain qu’il les voyait. Je me souviens du sentier de Nietzche à Èze, où il a senti, ressenti, imaginé, cru, lu et aimé puis écrit son pastiche de la Bible, son Zarathoustra. Me souviens aussi de cette maison dans Èze où habitait le grand écrivain qui a ridiculisé tous les codes du monde littéraire et leurs chemins perdus à jouer à ceux qui voient, sentent, ressentent, imaginent, croient, lisent ou aiment… Notre chemin est une piste de danse, celle de notre regard. Il faut du temps pour apprendre la joie et la danse… chères à Nietzsche…
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Les europhonies à Strasbourg en septembre par FQ
Les Europhonies à Strasbourg en septembre par FQ
Silence

Vase communicant 32 : 

Le vendredi 6 septembre 2013, Nolwenn Euzen m’a reçu dans sa Grande Menuiserie

Le la hors de sa portée.

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Je ne sais pas si l’état de flânerie n’est pas hors de ma portée… aujourd’hui. Rien que d’y penser… à la flânerie où je pourrai succomber, celle de demain ou à celle de dans deux jours, cela me met dans cet état de tension qui est propre à la flânerie. Pourtant, rêveur, serai, plutôt. Inadapté. Décalé, plutôt. Ne sais plus si, en définitive, la flânerie n’est pas hors de ma portée. Ce la là. Contemplatif nerveux… conviendrait mieux. Dirait mon intranquillité, permanence de l’intranquillité. Et cette contradiction depuis toujours d’être calme et serein, malgré tout… Comment expliquer ? La haine permanente contre nous… la trahison difficile à digérer… Et ce mot d’intranquillité que le dictionnaire ne reconnait même pas malgré le livre éponyme et magistral du poète. Il y a des choses étranges que je ne comprends plus. L’intranquillité reste notre bien le mieux partagé. La flânerie apaiserait. Simplement, en la disant, en prononçant son nom. La course dans les flux, dans tous les flux, ceux de la vie quotidienne et ceux des tuyaux du web contredisent assidûment mes désirs, mes souhaits de lenteur, d’observation et à la fin de repos ou de détente. J’aimerai fuir. La fuite n’est pas une fuite, contrairement à ce que l’on peut en penser. Toutes les voix du passé me le disent. Je lis. Je flâne. Cela dépend de mes lectures. Je me promène. La flânerie est tout à la fois une disparition momentanée dans l’espace et une symbiose totale avec cet espace le temps de cette disparition. Il n’est pas si souvent présent ce moment, ce temps de la flânerie possible, nécessaire à cet état de tension qui permet aux sensations de quintupler leurs effets. Il faut donc disparaître, apprendre à disparaître, se faire oublier, être un élément visible du paysage tout en étant invisible pour les autres, disparaître, même si difficile, difficile de se faire oublier. Les disparus, seulement ont réussi, contre leurs volontés. Disparaître mais être tout à la fois en parfaite syntonie avec tout ce qui compose cet univers dans lequel nous nous mouvons. La flânerie serait lente et solitaire. Une flânerie dans le cours du fleuve des flux jamais ne stoppant est-elle simplement imaginable ? Une flânerie à plusieurs. Je ne sais plus si je suis un flâneur. Un réel flâneur. Je n’ai plus de temps. La tombé de sa portée. Je suis de plus en plus fatigué. J’ai tentation de jeter tout, tout ce qui me rattache à ce temps de non-flânerie. Je suis de plus en plus fatigué. Même si mon corps est reposé, réagit au quart de tour, accélère quand il le faut, ralentit ou court. Heureusement, le dard de la curiosité me pique sans relâche. La flânerie est courbe, nécessairement. Pensée courbe qui se matérialise dans ma réalité, soudain. Et soudainement, en suis conscient. Elle suit les volutes de fumées de ma pensée, et puis s’évapore, dérangé suis-je, constamment. Ou me mettant souvent en dérangement tout seul, de mon plein gré. Accusé les autres ne sert à rien. Le peu de libre arbitre que nous possédons provoque souvent des enchevêtrements indénouables. L’état de flânerie n’est plus sur ma portée. Las. Aujourd’hui, c’est nouvel an. Le temps des crispations est antinomique du temps de la flânerie. Qui est temps musical. Et la mémoire des disparus n’empêche plus, de nouveau, la montée de l’intolérance. Las. Je flâne donc me suis.

Silence.

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Vase communicant 31 : 

Le vendredi 2 août 2013, Camille Philibert-Rossignol  m’a reçu, de nouveau, sur La pelle est au tractopelle ce que la camomille est à Camille.

Super Ma ? Super quoi ?

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Le monde des super-héros ou des super-héroïnes m’est complètement inconnu. J’ai bien essayé adolescent de me passionner, un temps, pour ces univers en achetant quelques Strange mais j’ai assez vite abandonné… une sorte de réticence naturelle à l’uniforme ou au costume ? Une envie de rire contenue ? Je ne sais pas. A l’époque, je lisais beaucoup de science fiction du genre Le monde vert de Brian Aldiss. J’étais un adolescent passionné par les fins du monde, les mondes baroques, les jungles touffues plutôt que par les héros dits super qui – rien que cela – sauvaient l’humanité à chaque page. J’ai fait des efforts depuis : j’ai lu quelques comics moins manichéens comme ceux d’Alan Moore ou vu la trilogie de Spiderman. Certes, les scénaristes ont pris de la bouteille. Mais en ce moment, ma préoccupation est ailleurs. Il me semble plus important de connaitre le nom des arbres : connaissance qui me manque et qui n’est pas enseignée. Depuis quelques jours, je savoure un film réalisé par Pierre Patrolin, l’homme qui a traversé la France à la nage (un super-héros de l’inutile?). Son film est constitué de 130 films de 1 minute, 1 minute par arbre et se nomme Un jour, un arbre. Je rêverai aussi d’aller habiter sur Le radeau des cimes de Francis Hallé qui navigue sur les hauteurs des canopées mondiales. Alors les talents de navigation de l’homme-araignée pourraient m’être utiles. Effet de mode ou de marketing, les super-héros sont aujourd’hui présents partout, comme dans le récent catalogue du magasin où il y a tout ce qu’il faut – fils et matériaux – où je tentais de repérer quelques chaises pour s’asseoir. Je le sais, le monde a besoin d’évasion. Je devrais, me dit-on, lire la bande dessinée ou regarder le film Kick-Ass qui est une parodie de l’univers des super-héros ! Pas encore lu ou vu mais suivrai cette recommandation bouche à oreilles. Je vais vous avouer : j’ai tout de même une admiration pour un super-héros. Mais c’est un arbre. Un ginkgo biloba. Mais pas n’importe lequel ! Celui d’Hiroshima. Ce ginkgo biloba qui fut au printemps 1946 la première essence à repousser au milieu des ruines d’un temple à 1km de l’épicentre du premier bombardement nucléaire. Il y est toujours.

Silence.

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Explication du titre en forme de jeux de mots :

« Et savais-tu, Franck, que « ma » en hébreu signifie « quoi ? » et en vietnamien « fantôme », et « mère » ? » (Commentaire de Sabine Huynh ce vendredi 26 juillet 2013 sur mon mur FB)

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Vase communicant 30 : 

Le vendredi 5 juillet 2013, Samuel Dix-neuf Mocozet m’a reçu, de nouveau, sur ses Lignées.

Contraires à la grammaire…

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Pareillement M. de Charlus se servait avec le giletier du même langage

qu’il eût fait avec des gens du monde de sa coterie,

exagérant même ses tics (Proust, Sodome et Gomorrhe, 1922)

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Tics. Ce qui est dit contraire à la grammaire est encore de la grammaire. Tics taclent. Une manière de tirer la langue. Combien de temps il faut pour que la grammaire devienne La grammaire ? Tic-tac, ronronne la pendule d’argent au salon. Le temps de la comprendre, la grammaire, et elle aura changé. Et Tac. Et Tic. Sans façons, sans éthique. Il faudrait devenir elle. Devenir la grammaire. Pour être la langue. Mais ce que l’on apprend enfant, le temps d’une vie, l’abolit, sans tactique aucune ou le transforme sans que nous nous en rendions compte. Tic-tac. L’expression : les feuilles mortes que l’on ramasse à la pelle n’est pas un cliché quelconque. N’est même pas un cliché du tout… C’est la réflexion du poète qui pense encore à son enfance, aux chemins qu’il a pris et à ceux qu’il a nié, ceux qu’il n’a pas appris. La vie ne pense pas. Seuls les hommes tentent cette gageure. Volontaires, fiers et inconscients des tensions de leurs échines. Heureusement… La vie ne se contente de réfléchir que ce que nous sommes. Elle est sans cervelle. En vain, nous essayons d’apprendre la langue. Et sa grammaire… qui n’est déjà plus la même que celle de notre enfance. Certains obsessionnels ne se lassent pas de toujours vouloir les fixer : grammaire, langue ou vie. Mais elles résistent, gesticulent, se débattent, se dandinent et s’enfuient sans que nous y prenions garde… Toc-toc… Entrez…

Silence.

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Vase communicant 29 : 

Le vendredi 7 juin 2013, Laurent Margantin m’a reçu sur ses Oeuvres ouvertes :

Souvenirs de ma bibliothèque du futur

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Finalement, la bibliothèque avait survécu malgré la grande fragmentation de 2030 quand toutes les données s’étaient évaporées, confisquées par les pirates des biens communs. Le monde s’était réveillé ébahi, perdu, paniqué. Un cataclysme nucléaire n’aurait pas pu être pire. Les pirates avaient revendiqué leur acte et leurs conditions pour réintroduire toutes les données du monde. Le monde avait changé. J’étais un vieillard à présent mais les services de la ville venait me chercher tous les matins pour me conduire à Babelnum : un de mes lieux de sociabilités préférés avec le jardin botanique où je flânais, en général, l’après-midi, lisant sous le ginkgo de ma jeunesse. Babelnum c’était le hub de ma ville pour se connecter à la bibliothèque universelle (Bu), cette utopie de bibliothécaires longtemps rêvée et qui avait miraculeusement jaillie après l’action des pirates des biens communs. Mon travail, modeste, consistait à ajouter, relier ou retirer des métadonnées de la grande base de données. Il n’y avait aucune contrainte, j’aimais faire cela et aidais les jeunes collègues qui m’avaient remplacé au développement de notre BU. Et puis, c’était toujours source de joie de replonger dans les méandres des flux, de ce que nous nommions jadis web. Je faisais de l’archéologie de données, poursuivant la moindre trace, la plus infime bribe, le plus petit fragment. Émotion quand je retrouvais un antique blog, la première forme de libération de la parole qui avait finalement conduit à la grande fragmentation. On aurait bien ri à l’époque en osant le penser ou même l’écrire. On n’y croyait pas. Nous étions devenus cyniques, ironiques, revenus de tout. On était un peu mort. Mais on ne connaissait pas encore les pirates des biens communs.

Silence.

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Vase communicant 28 : 

Le vendredi 3 mai 2013, Chez Jeanne m’a reçu de nouveau sur son Babelibellus.

« Pourquoi est-ce que je ne reste pas en moi ? »

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 Collage de Franck Queyraud

Ce que je me suis ennuyé quand j’étais enfant. N’imaginez pas à quel point. J’voulais être grand, autonome, libre de faire comme bon me semble. On pare souvent l’enfance de toutes les lumières. On oublie ces instants où le temps ne passait pas. Ne passait pas. Ne passait pas… C’est là que j’ai ressenti comme une pique le sentiment d’infini ou d’éternité ou de vide – je ne sais toujours pas définir ce sentiment… Je faisais régulièrement des cauchemars de chute où je comptais, indéfiniment… des grains de sable… Ces instants où le temps ne passait pas, vous vous souvenez ? Pourquoi est-ce que je ne reste pas en moi ? Fuir l’ennui ? Le monologue intérieur ? La voix en nous qui jamais ne cesse ? flux… reflux… une marée ressassant perpétuellement. Je n’ai jamais connu mon grand-père paternel. Mon père était fâché avec lui. Je ne sais toujours pas pourquoi. N’en parle jamais, malgré mes questions. Il était maçon. C’était un colosse… Ne sais pas grand-chose d’autre… Sa femme, ma grand-mère paternelle, petite et maigrichonne selon mon paternel, commandait, avant qu’elle ne se tue accidentellement en tombant. En rentrant du travail, quand il voulait aller boire un verre au troquet du village, posait ses affaires et au lieu de poudre d’escampette, il prenait la porte d’entrée de la maison avec lui. Il la portait littéralement jusqu’au café. La laissait devant. Ce qui alimentait les belles langues du patelin. S’il ne procédait pas ainsi, sa femme, m’a raconté mon père, fermait la porte à clef et ne lui ouvrait plus ou seulement après de fortes vitupérations vocales qui réveillaient les belles âmes du coin. C’est la seule chose que mon père m’a dit, pudiquement, dit de mon grand-père et de ma grand-mère, de leur relation et de l’alcoolisme de mon grand-père. Je ne ferai pas de commentaires. Ou plutôt, celui-ci : il faudrait se demander pourquoi l’espèce humaine est toujours intéressée par la part d’ombre des êtres plutôt que par leur part de lumière. De quelle morale morbide nous vient cette manière de vivre le monde ? Une révolution est encore à faire. Et, nous d’écrire pour tenter de lutter avec nos faibles moyens sur ces manières de penser. Ce qui est intéressant avec la création, c’est ce renouvellement permanent de la forme. Inventer, inventer du nouveau, c’est toujours relier, relier avec des éléments épars déjà existants. Une nouvelle vie commence toujours avec un nouveau regard. Et surtout, laisser surgir les questions. Chaque époque tente de trouver les bonnes réponses. Mais quelles sont les bonnes réponses ? Il est temps de… changer de monde… opératoire.

Mon grand-père maternel a été un de ces phares qui sauvent au dernier moment le marin perdu… le petit enfant que j’étais mais aussi d’autres… n’en dirait pas plus… Il est mort quand j’avais dix ans. J’étais tout le temps avec lui. Plutôt que des objets, il m’a légué des souvenirs à foison, des sensations et de la poudre de curiosité : une manière de voir le monde. Je me souviens encore aujourd’hui de deux odeurs : celle de ce vieux journal, L’illustration qui s’entassait par paquets dans son hangar fourre-tout et c’était toujours un bonheur de dénouer la corde qui retenait le tout et découvrir l’actualité de ce temps passé ; l’autre effluve ?, celle du steak grillé au persil et aux échalotes qu’il me préparait et de la sauce, il ne restait jamais rien, habitué à nettoyer mon assiette avec cette mie de pain compacte mais souple, type de pain que l’on ne trouve plus aujourd’hui. Je salive en l’écrivant. Il était militant. Militant communiste, mon grand-père. Membre actif du syndicat affilié. Portait toujours sa casquette de cheminot, et été comme hiver, un cache-nez de laine autour du cou. Mon père se moquait – sans doute jaloux – de ce côté engagé et répétait comme litanie : – bah, à son enterrement il n’y avait personne de toutes les personnes qu’il a aidé. Intérieurement, je prenais la défense de l’ancêtre adoré. Tous les jeudis, il m’emmenait pour acheter le magazine Pif, celui avec ses gadgets… On est encore toute une génération à se les rappeler ces trésors. Mais quelle déception, le jour, où achevant la construction du télescope, moi qui rêvait de devenir astronome, l’opacité de la lentille me fermait la porte vers les galaxies au-dessus de ma tête ! À cette époque, personne ne songer à réclamer, à crier à l’escroquerie, à l’imposture. J’achetais aussi un exemplaire de l’encyclopédie La Faune. Et régulièrement, nous recevions, par la poste, les reliures pour rassembler tous les fascicules. Je découpais les images de leur couverture et collectionnait ces images aux bords arrondis. C’est ma fille maintenant qui possède cette encyclopédie. Il me récupérait aussi, auprès de tous ses contacts, tous les timbres du monde qu’il pouvait trouver et c’est ainsi que j’ai appris la géographie. En collectionnant les timbres, moi qui ne suis pas collectionneur même si je finissais toujours par amasser des quantités d’objets que je jetais à chaque déménagement. Je m’étais spécialisé dans les timbres hongrois ! Pourquoi la Hongrie ? La lecture des aventures de Mathias Sandorf, l’histoire haletante de ce comte hongrois nationaliste, avait été telle que j’apprenais tout de ce petit pays perdu dans un empire. Je plongeais aussi dans les gravures illustrant la collection de Jules Verne, dans l’édition originale de Hetzel… Qui a disparu ensuite, dans un autre déménagement. Ma passion du dessin vient de là. Je regardais ces images pendant des heures. Je prenais mon crayon, copiais…

Mon grand père était retraité de la SNCF. Son ascension dans la maison ferrée avait fait long feu, à cause de son militantisme. Il avait été très ami avec Maurice Thorez, de l’époque Front à celle du patron du parti des fusillés. Je n’ai appris cela que plus tard, quand j’étais adolescent… en retrouvant des papiers jaunis… à cette époque, j’ai fait une très courte apparition dans le mouvement des jeunesses communistes. Pas par idéologie mais sans doute pour me rapprocher de mon idole. Pas fait un long chemin… deux réunions… tellement déçu par les militants de la section qui m’avaient pourtant accueilli gentiment, se marrant de ce gamin révolté. À 14 ans, je les trouvais… débiles… Dans leurs propos, dans leurs attitudes. Ne ressemblaient pas à mon grand-père. N’avaient pas de chance. Puis, paradoxe, je commençais à lire des livres d’histoire sur le communisme. Et le mot goulag et surtout ce qu’il signifiait a très vite tout transformé. Je ne comprenais plus très bien dès lors pourquoi mon grand père avait pu soutenir un des pires projets de destruction de l’homme. Je n’ai pourtant jamais jugé ces hommes là, ces militants là, armés de leurs révoltes contre la misère et de ce romantisme révolutionnaire bien éloigné des terribles réalités des terres staliniennes. Avait plutôt la dent dure contre certains intellectuels ou poètes qui eux possédaient le savoir, ne s’en servait pas et tombaient dans l’idéologie la plus forcenée…

Mon grand-père ne rentrait jamais dans une église. Il était pourtant marié avec une normande… catholique. J’ai été baptisé. Mon grand-père me disait en riant qu’il était content tout de même de ce baptême : tu n’as pas arrêté de brailler de l’entrée dans l’église jusqu’à ta sortie. L’honneur athée était sauf ! À Paris, ils s’étaient connus, mon grand-père et ma grand-mère. Lui, dans les années trente, travaillait pour le métropolitain. Elle, elle était domestique, comme on disait, dans une grande demeure bourgeoise du XVIème arrondissement. Il l’avait enlevé. Avaient quitté Paris, pour la province. Jeanne, tu ne regretteras pas Montmartre, hein ? Puis, il était devenu cheminot. Elle lui avait offert 3 garçons et deux filles. Elle s’appelait réellement Jeanne, ma grand-mère. Et moi, je n’avais que trois oncles. Mon grand-père ambitionnait peut-être de conduire Le Transsibérien. Pour rejoindre son pays de rêve… Je n’en sais rien.

Je ne saurai que plus tard qu’il y avait un train qui s’appelait Le Transsibérien et une autre Jeanne. Tout est lié dès que l’on se met à suivre les voies de nos histoires familiales. Mon grand-père, Maurice, avait gravi tous les échelons dans la SNCF mais avait fini responsable d’une petite gare de triage dans l’Aisne, à cause de ses amitiés et engagements. Ce que je me suis ennuyé quand j’étais enfant. Heureusement qu’il y avait mon grand-père, le maternel, lui qui a guidé mon chemin, qui m’a convaincu qu’il ne fallait surtout pas rester en soi. Mais cela, je ne l’ai compris que récemment…

Silence.

Le titre, la phrase en italique est extraite de la nouvelle traduction du Journal de Kafka par Laurent Margantin, publiée depuis peu sur son site Œuvres ouvertes.

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Vase communicant 27 :

Le vendredi 5 avril 2013, Sabine Huynh m’a reçu sur son Presque dire.

À cause de Javert…

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Dans une rue de Tel Aviv – Photographie de Sabine Huynh

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C’est la seule chose que je n’ai jamais pardonnée à mon père : la promesse non tenue, de m’inscrire à la bibliothèque de l’entreprise pour laquelle il travaillait quand j’étais enfant. Heureusement, il y avait mon grand-père pour étancher ma soif de savoir mais c’est une autre histoire… N’empêche… Il a fallu attendre un déménagement dans une autre ville, attendre un changement de profession paternelle, pour enfin, accéder à cette caverne d’Ali Baba : une bibliothèque. Son sésame était inscrit sur sa devanture : Bibliothèques pour tous et pour 10 centimes de nos antiques francs, je pouvais emprunter une BD. Pour vingt centimes, un roman… Chaque semaine, j’en avais pour quelques francs. Je ne savais pas encore qu’il existait d’autres paradis où la lecture était pratiquement gratuite. Je ne savais pas qu’un jour, j’habiterai – pardon, travaillerai, dans de tels endroits, les bibliothèques publiques.

Ce qui est constant depuis le début, c’est ce besoin, cette envie, cet attrait d’être et de vivre entouré de livres, qu’ils soient imprimés ou maintenant, numériques, puisque tout change en permanence. J’ai une dette de reconnaissance envers ces premières bibliothécaires qui m’ont accueilli, ces dames qui étaient bénévoles, puisque le réseau Bibliothèques pour tous, est un réseau associatif privé. Ces bibliothécaires passionnées m’ont tout de suite repéré et  guidé, guidé l’enfant curieux que j’étais… vers les livres de mon âge et puis très vite, vers d’autres dont je ne soupçonnais pas l’existence, comme les œuvres de la littérature mondiale…

Je pouvais lire en même temps Les Six Compagnons dans la bibliothèque verte, flânant dans les traboules lyonnaises ; dévorer Asterix ou les inévitables Tintin ; rêver avec La Patrouille des castors ou aborder les romans d’initiation comme les Thibault de Roger Martin du Gard, sans parfois avoir tout compris de ce que je lisais. Ces dames me faisaient confiance, me conseillaient ou me laissaient faire… Le premier livre qui m’a émerveillé était une fiction romancée du Livre des merveilles de Marco Polo.  Il m’est arrivé une drôle d’histoire avec ce livre. Un jour, où je venais rendre visite à mes parents, dans le quartier où ils habitaient et où se situent toujours cette bibliothèque pour tous, il y avait une brocante. Et devant la bibliothèque, une table avec de vieux livres mis en vente pour récolter quelques sous, permettre à d’autres enfants du quartier de découvrir de nouveaux livres, de nouveaux chemins de traverse. Vous devinez ce qui va suivre : sur la table, il y avait ce premier livre inaugural… je n’ai pas raté l’occasion, je l’ai acheté. J’ai commencé à le relire mais je me suis vite arrêté de lire car j’avais très peur de perdre toute la magie de ce souvenir d’enfance.

Ces dames de la bibliothèque, avec leurs fiches en cartons et leur comptabilité au stylo à bille, semblaient avoir lu tous les livres. J’étais admiratif, leur faisais confiance à mon tour. Elles organisaient régulièrement des concours. Je gagnais souvent, en compétition avec une jeune fille de mon âge, qui semblait avoir la même frugalité de lecture que moi. Nous ne nous parlions pas. Mais nous étions souvent les nominés de ces jeux littéraires. Je me souviens particulièrement d’un livre gagné : Le village, celui d’une auteure de la collection Présence du futur, Kate Wilhelm. Je ne connaissais pas cette auteure. J’étais plutôt un adepte des livres de Brian Aldiss, d’Isaac Asimov, de Jean-Pierre Andrevon, de Ray Bradbury… Je ne me souviens plus des histoires racontées dans ce recueil de nouvelles mais je me rappelle parfaitement de la préface de Kate Wilhelm. A elle aussi, je dois beaucoup. Dans sa préface, elle racontait sa méthode de lecture, et cette manière qu’elle avait de lire de tout, chaque semaine, un peu de poésie, un peu de roman, un peu de non-fiction. Un peu de tout mais tout le temps. Elle la donnait sa méthode, et j’étais friand, à cette époque, de phares et de guides. Je voulais déjà avoir lu tous les livres, j’étais bien ignorant, le suis resté, ne savais pas cette tâche impossible à réaliser.

La méthode de Kate Wilhelm a été la mienne pendant longtemps : je lisais tout, un peu de tout, des romans et des documentaires comme aiment à les appeler les bibliothécaires quand les livres ne sont pas de la fiction. J’empruntais poésie, romans, livres d’histoire ou de géographie, livres scientifiques, je ne séparais pas les Arts des Sciences et quand je rencontrais un auteur que j’adorais, je lisais tout. Je passais d’un archipel à l’autre. C’est ainsi que je suis arrivé à Hugo. Victor Hugo.

Très vite, j’ai lu sa biographie. J’aimais bien, j’aime toujours lire les biographies et j’apprécie particulièrement celles où la vie de l’auteur correspond au chemin qu’il s’est tracé en devenant un écrivain. Avec Hugo, j’étais verni. Je détestais immédiatement le Hugo des débuts et je révérais le Hugo des Misérables. Je ne sais pas combien de fois j’ai lu ce livre. Mais je crois avoir compris la force de la littérature avec lui, la puissance de l’imaginaire grâce à ses personnages, devenus des archétypes. C’est quand j’ai découvert Javert, l’inspecteur Javert, que tout a basculé. Hugo avait créé dans Les Misérables de sacrées figures de personnages : cet évêque de Digne, si décalé face à sa hiérarchie catholique ; ce sale gamin sympathique de Gavroche ; ces horreurs de Thénardier ou encore cette figure mystique de Jean Valjean… une belle brochette… Le personnage que je préférais ?  Javert, l’inspecteur Javert, c’est lui qui tenait toute l’histoire, tous les personnages à la manière d’un marionnettiste à fil.  Je découvrais ce moment où son destin bascule, où Javert n’était plus rien : il devait dénoncer Jean Valjean, mais Jean Valjean lui avait sauvé la vie. Il devait le dénoncer parce qu’il était Javert, qu’il était le gardien si zélé de la Loi, et il ne pouvait plus. Au début des Misérables, Jean Valjean, dans le chapitre Une tempête sous un crâne, voit, en une nuit, ses cheveux devenir blancs. Il vient de trahir la confiance de l’évêque, qui ne le condamne pas devant les gendarmes pour son vol. Javert, ne peut pas, lui, se transformer… devenir un Javert compréhensif… car c’est la fin de l’histoire de Hugo et c’est aussi la fin de la vie de Javert. Il ne peut pas dénoncer Jean Valjean. Il ne comprend plus rien. Il ne peut remettre en cause ce qui a été toute sa vie.

 Il plonge dans la Seine. Ce passage est l’acmé du roman. C’est le point ultime. C’est à cause de ce chapitre, tout à la fin des Misérables que je me suis mis à admirer cette force de raconter des histoires. Ai eu envie ensuite de retrouver cette émotion.

Ensuite, il y a eu la découverte de La Main coupée de Blaise Cendrars, mais je l’ai déjà racontée cette histoire… Alors, vous comprenez mieux maintenant ma dette – ou plutôt la chance que j’ai eu de rencontrer ces dames de la Bibliothèque pour tous, sise à Reims, en Champagne pour combler cet attrait initial vers la première bibliothèque.  Cette envie continue de fréquenter ces lieux de partage ou ce besoin vital d’accéder aux savoirs et à la connaissance sont  toujours les mêmes. Renforcé par ce souhait de partager maintenant cette confiance reçue : mon moteur, le seul.

Et se dire que grâce à l’accès aux livres et à la connaissance plus facile, les enfants curieux n’en voudront peut-être plus à leur père de leur promettre une chose et ne pas tenir leur promesse. Pour tous, les bibliothèques…

Silence (Franck Queyraud)

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Vase communicant 26 :

Le vendredi 1 mars 2013, Christine Jeanney m’a reçu sur ses tentatives.

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Le geste en guise de parole

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« Faire des choses avec ses mains. Ses mains et son cœur. C’est rassurant par rapport à l’humanité. C’est aussi un peu une lutte contre la surconsommation sans cœur et sans don de soi. J’adore voir des gens qui font des choses. Pas seulement dans la création artistique. J’adore voir mon voisin quand il fait son jardin. J’aime que les gens fassent de vraies choses. » C’est voix de peintre qui chuchote cela. Marie Morel, un jour. Le geste en guise de parole : expression et acte de vie, respiration, libération. Faire les choses plutôt que les dire ? J’écris pour respirer, être vivant, dire regard que je voudrai partager, et pourquoi ce monde n’est-il pas… ? Il me reste une bonne quarantaine d’années à écrire et resterai toujours en apprentissage. Work in progress… Comment pourrions-nous faire autrement, comment pourrions-nous avoir terminé avant la fin ? Mes mains vont-elles suivre ? Et mon cerveau avec elles ? Voudrais faire de la dentelle… Ciseler pensée pour écrire précisément ce que je vois, sens ou perçois… L’intraduisible autant que le simple. L’intranquille autant que le bonheur. Faire avec ses mains… Ma mémoire est un palimpseste continuel. Oublis, souvenirs, oublis… Avant tout, rechercher origine : besoin fondamental. « Il serait vain de prétendre échapper à un besoin fondamental aussi puissant qui porte l’homme à se retourner vers ses sources, mais l’analyse des sources est peut-être plus lucide et plus pleine si l’on cherche non pas seulement à voir d’où vient l’homme, mais aussi où il est, et où il va peut-être. » Se retourner avant de croquer son propre dessin, inimitable, personnel. Savoir ou plutôt deviner d’où l’on est parti. Et pourquoi ces chutes qui ne sont pas que de neige ? Marcher est un équilibre précaire, chaque pied posé est un risque. Vision tragique de la vie. Que l’on doit accepter. Il est dit dans le livre que je lis : « les marcheurs sont herbivores… les préhenseurs sont omnivores ou carnivores… » Je n’arrive plus à retrouver mon rythme, mon pas… Je regarde derrière moi. Je sais d’où je viens pourtant ; je sais où je vais… souriant. J’enrage. Je regarde mes mains. Et ce présent qui n’en finit pas d’être immobile. Et qui s’essaie à l’intranquillité. C’est mirage, bien sûr. Instants friables, il s’agit… L’univers n’est que mouvement et la main continue d’écrire sur le palimpseste de mon cerveau. Rester confiant : regarder mes mains, lever la tête et apercevoir au loin, une autre main… tendue…

Franck Queyraud

En dehors de la citation introductive, les autres phrases en italique sont extraites de  : Le geste et la parole : tome 1, technique et langage / André Leroi-Gourhan. – Albin Michel, 1964.

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Vase communicant 25 : 

Le vendredi 1er février 2013, Poivert(GBF) m’a reçu sur ses gadins et bouts de ficelle.

Presque…

Photographies de Jessica M

Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres.

Entre ciel et terre / Jon Kalman Stefansson. – Gallimard, 2010.
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Presque. Ce presque qui fait toute la différence. Ce presque qui s’élève face à notre conscience, presque de manière anodine. Doucement. Presque subrepticement, sauf si ce n’était pour notre bien. Ce notre bien qui est notre instinct. Qu’il faut toujours écouter, et si nous nous basons sur notre unique intelligence : errance… Quand elles sont nées les choses dont nous n’avions pas conscience, nous ne les percevions pas. Salutaire dédain. Ce Presque qui nous transforme en adultes et non plus en des embryons d’humains boiteux, claudicant, écopant du rien ou des enfants caractériels, gâtés, insupportables. Ce qui sommeille en nous. Ce qui se terre. Ce qui se cache. Ce qui ne se réveillera jamais. Ce qui aurait pu croître. Ce que nous oublierons facilement. «Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines. »Pensantes ? Désirantes ? Couplées ? Il faut un peu de temps pour qu’elles surgissent ou pas, les choses en nous. Il faut parfois beaucoup de temps et on se pense ouragan, alors que souvent n’être que… lente… ombre… dans brouillard. Choses en nous, du temps, un peu, il faut… pour qu’elles surgissent comme du rhizome émerge un nouvel horizon. Un arbre, par exemple, qui découpera l’espace de la prairie en deux. Et pourtant, le votre, d’horizon, n’était plus visible. Du sol, une radicelle a point. B virgule, je me « tubérise ».Devient pomme de terre. L’image n’est guère jubilatoire – désolé, la poésie n’est pas toujours là où on l’attend – C, image guère jubilatoire mais joyeuse tout de même, gourmande si on aime les pommes de terre ; on ne choisit pas toujours entre les différentes racines qui s’offrent à nous, celle qui pourrait donner naissance à un arbre magnifique, forcément majestueux, prince des airs et dompteur des vents. Pomme de terre, j’aimerais devenir ginkgo. T’envelopper de mon feuillage tout le printemps et tout l’été, ombre portée, et dans ta main tendue aux mille et une racines, plus tard aux saisons dorée puis blanche, laisser tomber en pluie, les mille (et un) écus de ma chevelure blonde… Je rêve de rhizomes aériens. Je suis un autre bricoleur. Je rêve… Presque… presque…
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Silence (alias Franck Queyraud)
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En italique, première phrase de L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, paru en l’an 72 ou 73 vers Minuit…

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Vase communicant 24 :

Le vendredi 7 décembre, Jeanne me reçoit sur son Babelibellus.

J’étais au fond de la vallée, sous le nuage.

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photographie de Chez Jeanne

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J’étais au fond de la vallée, sous le nuage.

Dans les nuages, j’avais été.

Longtemps. Trop longtemps. Dépasser mes limites était mon credo, naïf victime de mon époque. Et suite à une dépressurisation du cockpit, l’avion avait perdu de sa superbe. Un premier crachotement du moteur. Avant son arrêt total. Je planais. Avais pensé immédiatement à Jonathan Livingston Le Goéland, à ce qu’il aurait fait dans cette situation.

« La plupart des goélands ne se soucient d’apprendre, en fait de technique de vol, que les rudiments, c’est-à-dire le moyen de quitter le rivage pour quêter leur pâture, puis de revenir s’y poser. »

Mais cette cogitation fut brève, mon bolide fonçait déjà vers le sol. Et j’envoyais un millier de je t’aime aux gens que j’aimais. Comme dans la chanson de Leprest, d’Osaka à Tokyo, je rédigeais vite une missive que l’on retrouverait peut-être dans les débris de l’avion. Je disais simplement : vous ai aimé, et notre vie qui allait avec.

Il y avait une part de folie dans ma recherche de la connaissance. Je le concevais. Mais, l’homme est ainsi fait qu’il ne peut pas sagement rester assis au bord de la rivière. Toujours envie de construire un radeau. Toujours envie de monter sur ce radeau et descendre la rivière vers l’océan. Et c’est cela qui plaît, et c’est cela qui séduit. Soi mais aussi les autres autour de soi. Et celle aussi qui vous fait battre le cœur.

« Jonathan Livingston le Goéland aimait par-dessus tout à voler. Cette façon d’envisager les choses – il ne devait pas tarder à s’en apercevoir à ses dépens – n’est pas la bonne pour être populaire parmi les autres oiseaux du clan. »

J’étais au fond de la vallée, sous le nuage.

Je n’étais pas mort du tout. Mais j’avais eu chaud, très chaud. J’étais perché sur un arbre gigantesque comme celui du baron fameux, sous le nuage fumeux. Je ne voyais pas grand chose. Avais d’abord pensé que j’étais au paradis. Mais, comme j’avais mal partout, suis vite revenu à la crue réalité.

Fallait que j’attende la marée pour descendre de mon arbre. Mais en pleine montagne, je risquais d’attendre un certain temps. J’ai donc regardé autour de moi. Surtout en dessous, pour voir où était la branche suivante. Je descendis. Aïe ! Et ouille ! Sur le sol, revenu, allongé, inerte. Ai du m’endormir. La faim.

« Si étudier est pour toi un tel besoin, alors étudie tout ce qui concerne notre nourriture et les façons de se la procurer. Ces questions d’aérodynamique, c’est très beau, mais nous ne vivons pas de vol plané. N’oublie jamais que la seule raison du vol, c’est de trouver à manger! »

C’est la faim qui m’a réveillée avec sa voix suraiguë, infernale, capricieuse. Une seule idée en tête celle-là.  Il n’y avait rien de comestible autour de moi. J’étais au fond de la vallée, sous le nuage. Me suis dit, sais pas pourquoi, que finalement c’était une chance cet accident. Une occasion de s’arrêter, sortir de la ronde infernale, de penser à toutes ces accumulations d’objets que je faisais : livres, cd, 33 tours, tableaux, dessins, images. Une sorte de maladie de la connaissance. J’aurais voulu être un sage contemplatif. Je n’étais qu’un nerveux contemplatif. Et la connaissance restait dans les nuages. Avec mon petit avion, j’avais fait le tour du monde.  Et cela m’avançait bien, aujourd’hui perdu au fond de ma vallée, sous le nuage

« L’objet de son étude était maintenant la vitesse et, en une semaine d’entraînement, il apprit plus sur la vitesse que n’en savait le plus rapide des goélands vivants. »

J’ai repris espoir quand le nuage à commencer à perler. De grosses gouttes m’ont littéralement trempé. Ça réveille la pluie. Ça vous force à trouver un endroit abrité. Il y avait une grotte dans la falaise. Il n’y avait pas d’ours blanc et je n’étais plus pour l’instant le petit pingouin avec ses cymbales tentant de réveiller le paisible endormi. Je n’étais presque plus rien. Un fétu de paille. Un Goéland sur le sol…

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« Tout était si beau – la lune là-haut, les lumières se reflétant sur l’eau, allumant dans la nuit comme des faisceaux de phares montrant la route. Tout était tellement paisible et silencieux. »

J’ai attendu que la pluie cesse. Et le nuage a fini par disparaître. Le Soleil. Le ciel bleu. J’ai souri de ma bêtise. J’étais vivant. J’avais de nouveau envie de monter sur un radeau ou dans un avion. Mais je ne voyagerai plus de la même manière. Ferai des escales. Ne pourrais plus rester uniquement dans les nuages.

Le sourire d’une petite fille me ramènerait toujours vers le sol. Et, puis, un autre, un autre sourire, immense… J’étais au fond de la vallée, sous le nuage, disparu… J’ai de nouveau souri de ma bêtise…

Me suis envolé…

« Tu as raison, Jonathan, il n’y a pas de limites. »

Silence

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Vase communicant 23 :

Le vendredi 2 Novembre (en fait, paru le vendredi 7 décembre) , François Bon me reçoit sur son Tiers-livre.

 Je ne sais pas comment je suis arrivé Chez les Lapons.

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On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient tout un paysage est une expérience onirique. On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve. Bachelard, L’eau et les rêves, 1942.

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Je ne sais pas comment je suis arrivé Chez les Lapons. Par les ouvrages de Jean Malaurie ou d’abord par celui de Rémy de Gourmont ? Je ne sais plus. La Laponie, c’était un pays mythique. Au temps de mon enfance, je ne savais pas trop où elle se trouvait cette Laponie. Je cherchais sur la mappemonde ou dans l’atlas du Reader’s digest que mon grand-père m’avait offert et qui est en lambeau aujourd’hui. Ce pays n’était pas vraiment défini sur les cartes. Ce peuple des Saamis (les lapons) était nomade comme les lignes de leur territoire. Ce lieu et ses habitants berçaient mon imaginaire d’enfant tout comme le mot esquimau. À l’époque de mes premières lectures, les esquimaux n’avaient pas encore obtenu « le statut » d’Inuit qui signifie humain. L’inconnu existait encore pour les rêveurs, les grands voyageurs, pour les enfants comme moi ou pour les écrivains qui rédigeaient des livres alimentaires et synthétiques, sans se déplacer dans ses lointaines contrées. Pourtant, RDG écrivait : « La Laponie est devenue accessible même aux simples touristes un peu courageux, et on trouve aujourd’hui [le livre est paru en 1890], sous les huttes des bords de l’océan Glacial, les produits de Paris ou de Manchester ; de même que, si ce n’est pas déjà fait, les produits de l’industrie laponne se rencontreront bientôt, à Paris, parmi les curiosités exotiques à bon marché qui y affluent de tous les points du globe. » Que pouvait être l’industrie laponne à la fin du XIXe siècle ? RDG écrivait au début de sa vie d’écrivain des livres destinés aux Prix des écoles, des livres de commande ou instructifs. Quand on lit Chez les lapons, on ne reconnait pas vraiment l’esprit du grand écrivain créateur du Mercure de France, du bibliothécaire polémiste de la Bibliothèque Nationale de France, viré pour cause de critique du nationalisme ambiant.

Je me souviens que je confondais lapons et esquimaux : ils habitaient tous les deux au septentrion (je ne connaissais pas encore ce mot mystérieux), là où il faisait froid, où tout semblait désolé. Je ne sais plus comment je suis arrivé Chez les Lapons. C’était une époque, le temps où le livre a été écrit, où les écrivains en revenant de leur promenade quotidienne, au Luxembourg pour RDG, se mettaient à leur table de travail pour écrire sur un pays et sur les habitants de ce pays, leurs mœurs et leurs coutumes. Quand le livre était terminé, un dessinateur à partir du texte écrit réalisait des images qu’on pourrait qualifiées de photographiques, tellement le sens du détail était exacerbé. Comment imaginer lire un Jules Verne sans ses gravures associées ? RDG n’a certes jamais mis les pieds en Laponie, mais son livre se lit d’une traite, rempli d’un charme désuet, pas tout à fait respectueux du peuple décrit. « Pour résister à un climat si rigoureux, à une existence si enfermée et si malsaine, il faut qu’ils soient robustes, et malgré leur taille exiguë, ils sont, en effet, très résistants, aussi sujets que d’autres aux maladies, mais des plus faciles à guérir. » Les droits humains était un horizon encore lointain.

Je ne sais pas comment je suis arrivé Chez les Lapons. Je n’ai pas de nostalgie mais la lecture de ce court livre engendre une sorte de mélancolie qui rappelle que l’uniformité de nos modes de vies n’avait pas encore gagné la planète entière avec son confort standardisé. Un endroit, la Laponie, où « il y a des fleurs […], comme en de plus doux climats ; mais si les chaleurs y sont courtes, elles sont extrêmes, et rien d’étonnant à voir ce pays doué d’un assez beau calendrier de Flore. En juin, la drave, les ronces et les soucis s’ouvrent au soleil ; en juillet, la violette, l’astragale, le bouton d’or, le myosotis, le saxifrage, le géranium, le trèfle d’eau ; en août, le sorbier, la crête de coq, l’euphraise, le pissenlit ; la bruyère attend la mi-septembre, comme chez nous. Bientôt tout est fané, le bouleau même perd ses feuilles : toute végétation a disparu. »

Je crois que j’aimais la sonorité du mot Laponie. Je crois que j’aime toujours la sonorité du mot Laponie. Et je ne veux pas savoir aujourd’hui, si les Lapons reçoivent CNN sur le dernier téléphone portable à la mode… Ma Laponie est une expérience onirique, un paysage de mon enfance, là où le bouleau même perd ses feuilles.

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Vase communicant 22 :

Le vendredi 5 Octobre, Christine Zottele me reçoit sur son Etsansciel.

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Dans la chambre d’Estelle

serres par Christine Zottelle

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Soudain elle comprenait pourquoi on devient méchant. Elle avait attendu. Patiente. Elle l’avait attendu en vain. Compréhensive. Pour rien. Elle se disait que l’on ne connaissait pas les personnes avec qui on vivait. Ou si peu. Des tranches de vie découpées… et la peau, dure qui résistait. Ne distinguait que la face émergente de l’iceberg. Des sentiments, elle avait cru à leurs constantes présences. Se rendait compte aujourd’hui de l’étendue de son imaginaire. Souriait. Voulait désormais du réel, du vrai, du concret. Une peau, une bouche, un corps… la peau, douce. Elle avait été dans une bulle, une cage, une serre, c’était sa vie, même pas rêvée. Et elle s’y sentait bien. Ne voulait pas finir Titanic. Et ce mal de ventre horrible qui ne la quittait plus. Comme si on lui arrachait viscères. Comme quand elle avait seize ans. Qui était-elle ? Elle devenait méchante ? Et fuir pour se préserver. Ne pas affronter la réalité. Sa trop grande douceur était un handicap. Elle ne pensait qu’éducation et culture. Et pensait, parfois, être la seule à croire encore un peu à ces vieilles antiennes. Elle l’avait vraiment attendu. Elle était exempte de foi. Enfin, c’est ce qu’elle croyait mais elle n’en était pas vraiment sûre. Que connaissait-elle de la foi ? Dans sa nuit blanche, était-elle, elle, Estelle, pour la première fois ? Elle avait son destin en main. N’était plus dans l’attente. Elle regardait tout d’un œil nouveau. Ses tripes lui faisaient encore mal. Elle détestait la cause de ce mal. Mais il fallait bien l’extirper de son ancien corps avec toutes les scories qui pouvaient lui rappeler, avant… ce mirage. Elle muait intérieurement. Avant que le soleil ne se pose sur les vitres de sa serre, pénétrées soudain par les rayons. Elle s’ouvrirait telle une chrysalide. Devenait, au sortir de sa nuit blanche, jeune et frêle papillon, certes, mais, rayonnante, vivante… la peau, de nouveau douce.

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Vase communicant 21 :

Le vendredi 7 septembre, Flo H. me reçoit sur ses WingsOfFlo

Emergences du hasard…

Photographie de Flo H Les grues de la Presqu’île Malraux à côté de la Médiathèque qui porte le même nom

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Le hasard m’est absolument nécessaire. Sources et respiration, et souffle, rose des vents ou preuves que la vie est toujours… en vie. La nécessité n’est le résultat que d’un accident, un choix, une possibilité de l’évolution devenue loi, contrainte ou besoin vital. Garder la fraîcheur de l’esprit est mon obsession. Et fuir, autant que possible, les déterminismes que nous nous créons : sans nous en rendre compte, nous inventons de nouvelles « traditions » qui nous rongent, nous freinent ou nous empêchent de vivre parfois. Nous ne laissons plus d’espaces alors, pour ce hasard qui renouvelle le sang qui coule dans nos veines et impulse notre souffle. Garder fraîcheur de l’esprit. « Tout être vivant est aussi un fossile. » Ne pas en rajouter. Notre patrimoine génétique nous contraint déjà à emprunter routes sans nous demander notre avis. Laisser fantaisies survenir sans leur imposer notre jugement, est notre manière de vivre dorénavant. Apprendre à gérer cette instabilité revendiquée. Tu es ma nécessité, choisie, apparue lors de mes hasardeuses pérégrinations. J’espère être un heureux hasard et nous, c’est un nous, qui flâne, se perd mais toujours se retrouve. Les anges du film berlinois veillent sur nous. « J’ai l’impression d’être observé…pas vous ? »

203 mots.

Silence.

En italique : première phrase extraite de l’ouvrage de Jacques Monod : le hasard et la nécessité (Seuil, 1970) et la seconde est un tweet d’une autre Florence ‏@flo_franco, récupéré le samedi 1er septembre dans les flux. Photographie de Flo H : Les grues de la Presqu’île Malraux à côté de la Médiathèque qui porte le même nom

Vous imaginiez un jardin à la Française, alors que dans le fond vous détestez tout ce décorum, cet amour sadique du sécateur, et cette manie de l’ordre… courbe, contre-courbe… Tout le contraire de la nature à laquelle vous aspirez. Vous vous attendiez à la montagne Sainte Victoire, alors que vous trouvez une lourdeur terrible à gravir du regard ces baigneuses rustiques et architecturées, et ne songez qu’à Marthe au jardin dormant dans les couleurs qui palpitent. Vous pensiez à une sculpture monumentale, et c’est un découpage raffiné flottant au bout de deux ficelles tendues, léger, légères, que vous avez découvert. Une soldanelle subtile annonçant le printemps au déclin de l’hiver. Vous restez là inertes et vos cinq sens reprennent le dessus. Ni ajouter, ni soustraire.. un assemblage exact, presque à nu.. et pourtant.. Vous l’effeuillez encore… Et vous êtes si heureux du poids de l’émotion que la boucle est bouclée. Merci à Silence de ses mots ciselés en ces lieux. Et de m’accueillir en retour en les siens…

Nous nous étions dit que “Le hasard et la nécessité” * était ce couple de mots qui nous parlait si bien qu’il fallait l’explorer.

*”Le hasard et la nécessité” Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Jacques Monod (Seuil 1970)

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Vase communicant 20 :

Le vendredi 3 août, Xavier Galaup me reçoit sur son île aux images, Tikopia.

Nous avons trop pleuré

Nous avons trop pleuré. La vallée de larmes est devenue océan sur lequel aucun navire ne flotte. Pas de trajets possibles sur cette étendue qu’il convient dorénavant d’assécher par nos éclats de rires ; de remplir de toutes nos jubilations le fleuve qui coule en son centre ; de construire sur ses berges maisons sur pilotis ; de préparer barques, navires, vaisseaux pour nos explorations futures ; enfin de noyer, sans sommation aucune, les cyniques avec leur désespérante et inutile lucidité. L’écrivain n’est pas un de ces tristes sires. Il est plutôt cet intranquille qui cherche l’apaisement sur le bord du ponton du fleuve, cherchant son trajet des yeux. Sur la photo, il vient de plonger à l’instant pour connaître aussi le milieu où il va dessiner son chemin d’écumes. Et ce trajet est paradoxalement toujours le même et jamais le même. Trouver le trajet nécessite de longues flâneries au bord du ponton pour regarder le monde et… voir le monde. Tous les voyages sont possibles et les hommes ont besoin de lignes pour circuler, voyager, se promener. La ligne droite n’est pas forcément le meilleur parcours. Les zigzags des cimes des montagnes ? Un plus sûr moyen de trouver l’invisible. Le métier de l’écrivain est de créer ces lignes, ces routes et ces chemins ; de compléter les cartes ancestrales tracées pour garder mémoire des trajets. Et l’écrivain devient une sorte d’aborigène connaissant le chant des pistes. Impression qu’aujourd’hui, toute notre vision repose sur une cartographie de l’espace qui ne laisse plus la place à l’imprévu, au non-inscrit, à l’imprévisible. Nous avons trop pleuré et nous étouffons. Sur le bord du fleuve, heureusement, il y a toujours du vent, qui mènera barques, navires, vaisseaux vers l’océan ; qui lui, dans sa grande sagesse, ne proposera que son étendue et ses abimes, mais pas seulement que ces abimes. Et la vie ne ressemble pas à celle convenue du nageur olympique, contraint de suivre sa ligne en un temps record. Mirages. Les lignes ne sont-elles devenues que béquille ou guide moral ? Une fuite, une peur d’inspirer ou d’expirer. Nous avons trop pleuré… Maintenant, respirons…

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Vase communicant 19 :

Le vendredi 6 juillet, Brigitte Célérier me reçoit sur les divagations de Paumée.

C’est dans la douceur de l’ombre que s’évanouit le sombre…

C’est dans la douceur de l’ombre que s’évanouit le sombre, en cette demi-teinte que la contemplation capte d’ordinaire sa plus belle image. On ne voit vraiment correctement que dans le clair-obscur. La perception est souvent l’antichambre d’un eurêka antique. Le début de la redécouverte, chemin que chacun doit mener seul. Mais parfois, cherchons des solutions à des problèmes qui n’existent pas, ou seulement pour nous. L’être humain, perpétuel questionneur : sa plus radicale caractéristique. Et s’imagine dès lors, que le monde est ainsi fait. A l’image de celles qui peuplent son esprit. Il y aurait des causes et des effets issus de ces causes. Mais il pourrait aussi y avoir des effets qui n’ont pas réellement de causes. Ou du moins, pour être plus précis, d’explications donnant un sens qui nous permettrait de trouver le sens de la vie, de l’infini. L’infini est à l’image de la démesure de nos esprits et de notre manque de modestie. Nos visions nous égarent, et hésitons devant des sentiers improbables. Pourtant, il est bon et salvateur de chercher, de chercher sans savoir ce que l’on peut trouver. La vie tout court est une respiration. Et quand on veut reprendre son souffle, c’est déjà fini. Alors c’est dans la douceur de l’ombre que s’évanouit le sombre. Que devons découvrir notre sourire, notre apaisement… simplement… L’ombre d’une feuille ou l’ombre d’une main, un bruissement d’ailes, un frôlement ténu sont catalyseurs de ce frisson que d’autres, ailleurs, appellent compréhension. L’ombre devient vitale comme le crépuscule l’est pour la si malhabile chauve souris qui y vit et qui cherche à se réfugier au grenier dès les premiers rayons de l’astre solaire. Me transforme souvent en pipistrelle, nom commun de pipistrellus pipistrellus, un des plus petits chiroptères, protégé par gardiens volontaires, en voie d’extinction… Chassant au bord du monde, en lisières ou dans les jardins, le soir, quand l’agitation humaine cesse. Se transforme, elle alors, comme fusée véloce. Et difficile de la voir passer. La contemplation, enfin celle qui a ma préférence, n’a rien de mystique. M’octroie des ailes et elle est simplement ce moment où s’accorde ma fêlure avec le monde ; quand on ne sait plus si l’on possède une aile ou une main. Tel ce petit mammifère hybride. Et toujours se souvenir : comment notre organique corps a besoin des vents immatériels de la sensation pour déclencher les mécanismes de la compréhension et de l’analyse. La vitesse peut aussi être associée à la contemplation, mais il s’agit alors du développement exponentiel des images extérieures qui se faufilent par la faille, laissée volontairement ouverte, et suffisamment pour rester humain, jeune, vivant, en mouvement… Nous sommes embarqués dans un voyage… La fêlure est la fenêtre d’où je contemple le paysage… Accueille le différend et tente de transformer l’agressif autour de moi… Dit non, dit oui…Suis comme elle, la chauve-souris, hésitante, devient tantôt main, tantôt aile… et toujours, regarde le ciel…

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Vase communicant 18 :

Le vendredi 1 juin , Ana nb me reçoit  sur dans son Jardin sauvage

Nous guettions des lueurs de lisière…

Dans la forêt touffue, marchions dans l’obscurité avec un gonflement de cœur indéfinissable/ des jours d’émois et des années perdues, à chercher la sortie… la lisière… / à lutter contre les ténèbres et les fantômes, les tristes et les sans-âmes / la forêt n’était pas vierge mais, par mains humaines, entretenue / depuis longtemps, personne ne venait plus dans cette partie qui ressemblait désormais à une friche / chaque nouveau chemin nouvellement tracé inspirait une recherche de l’ancien chemin, enfoui, en jachère / un petit lézard se faufilait, ses ancêtres avaient autrefois gouverné la terre / cherchions le domaine perdu / avions beau dessiner des cartes, un infini se cachait dans chaque motte de terre ou dans la courbure de chaque brin d’herbe / les arbres millénaires ne laissaient pas voir le ciel / ce que l’on croyait connu était en permanence renouvelé, transformé / chaque expédition était une aventure / Augustin étions, recherchant notre Yvonne / la nuit était notre plus fidèle compagne / nous lisions, capteurs de la plus fine lumière, si proche de cette frontière – cette lisière – entre Rhin et Forêt noire / nous guettions des lueurs de lisière / le début du nouveau monde / Quand débuterait-il ? / nous guettions aussi échos et sonorités d’une source / un trait, un chemin de terre, partit de cette lisière/ espérée, attendue / contrôlions mal nos impatiences / nos pas agitaient que peu la planisphère / des vents glacés se glissaient entre les longs troncs noirs / nos doigts gourds écornaient les pages de rage du carnet où nous dessinions un signe, un repère, une manière de cartographie de petits cailloux blancs / comment rester là, devant un livre, tandis que tout nous appelait au-dehors / entendions de lointains échos / une voix, un gazouillis, un chant ou bien le fruit de notre imagination / Transpirions d’attente / et toujours plus profond, nous nous enfoncions dans le dru vert des bosquets qui formaient à présent une jungle peu commune – non prévue sous nos tropiques / enfin, pas triste / prenant un chemin de traverse, j’arrivai bientôt à la lisière du bois, seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une patrouille que son caporal a perdue./ Elle était là… en bord de lisière… une lueur, soudain…

Silence

Notule de la mémoire :

En vert, en italique, phrases extraites du roman-forêt d’Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Autour du mot lisière, et de ses onze occurrences dans le Grand Meaulnes, s’est construit ce vase communicant 18 comme fin de la guerre et destiné au Jardin sauvage d’Ana Nb. Et, féerie anecdotique, personnelle mais véridique, en voulant confirmer une phrase du roman entre sa version numérique et le vieux livre de poche de ma bibliothèque, apparition d’une autre lueur, d’une autre découverte : retrouvé la photo de mon grand-père maternel, photographie que je pensais définitivement perdue et qui était glissée dans le livre, ce livre précisément, comme marque-page mémoriel, dans le livre de l’écrivain disparu le vingt-deux septembre 1914 aux Eparges. Emotion… et hommage :

Maurice Hezelot, mon grand-père maternel

« Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du Domaine aujourd’hui abattu. Sans vouloir l’avouer et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis d’inquiétude. En vain nous essayons de distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits sillons de sable où les lapins ont gratté fraîchement… un collet tendu… la trace du braconnier… Mais sans cesse nous revenons à ce bord du taillis, d’où l’on découvre la maison silencieuse et fermée…

Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les herbes folles que couche le vent. Une lueur comme d’un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs environnants, dans le potager, dans la seule ferme qui reste des anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres.

De temps à autre, le vent chargé d’une buée qui est presque de la pluie nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d’un piano. Là-bas, dans la maison fermée, quelqu’un joue. Je m’arrête un instant pour écouter en silence. C’est d’abord comme une voix tremblante qui, de très loin, ose à peine chanter sa joie… C’est comme le rire d’une petite fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les répand devant son ami. Je pense aussi à la joie craintive encore d’une femme qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas si elle plaira… Cet air que je ne connais pas, c’est aussi une prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement devant le bonheur…

Je pense : « Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas près d’elle… »

Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave enfant que je suis.

À ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine comme par l’embrun de la mer, je sens qu’on me touche l’épaule.

« Écoute ! » dit Jasmin tout bas.

Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger et, lui-même, la tête inclinée, le sourcil froncé, il écoute… »

(Chapitre VII : Le jour des Noces in Le Grand Meaulnes / Alain-Fournier. – Publie.net, 2012)

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Vase communicant 17 :

Le vendredi 4 mai, Pierre Ménard me reçoit sur son blog : Liminaire.

Voici venu le temps de l’ubiquité…

Je ne sais pas d’où ca vient mon envie d’aller à San Francisco. Parce qu’après tout, même s’il paraît que le monde s’est raccourci, c’est tout de même très loin, que San Francisco. Je ne hais pas les voyages ni les explorateurs comme cet énigmatique Claude Lévi-Strauss, mais il est vrai que je partage tout de même avec lui, ces phrases : « Qu’il faille tant d’efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l’objet de nos études… » me décourage. Toutefois, malgré tout, je ne sais pas d’où ca vient cette envie d’aller là-bas, tout comme cette autre envie d’aller à Tokyo, sans doute pour d’autres raisons. Il y en a un ou une qui a dit que ça venait de l’enfance, que tout venait de l’enfance. Suis un poil sceptique… Suis issu d’une famille de non-voyageurs, des casaniers routiniers. Vous avoue que pour que je bouge de mon arpent de terre, il me faut davantage que de l’exotisme ou du changement d’air ou un pont suspendu (encore que pour le pont…). Une maison bleue, j’en ai construite une pour ma fille et peinte en bleue. La maison, pas ma fille. J’ai pourtant souvent changé d’arpent de terre. Une fois décidé, je pourrai faire tous les voyages. En fait, ce qui m’embête, ce sont ces temps très compartimentés. Moi, j’aime les nuages qui circulent sur la terre entière et s’il était possible de s’assoir au bord d’un cumulus et de se laisser dériver pour une circumnavigation autour du globe, cela me rendrait le plus heureux des hommes.

Est-ce que les hommes et les femmes de San Francisco ont des coutumes différentes des miennes ? Est-ce pour cela qu’on voyage ? Découvrir ? Se découvrir ? Après quoi courrait Bruce Chatwin ou Nicolas Bouvier ? Ce qui m’embête réellement, ce sont ces temps très compartimentés, de nos vies. Il y aurait le temps du travail et le temps de la famille, un temps public et un temps privé ; le temps où l’on voyage serait un temps de loisirs. Il faudrait donc avoir des temps très différents pour avoir le sentiment de vivre. Des temps de loisirs ? Je n’ai jamais compris tous ces temps et j’ai en permanence tout mélangé, pour vivre aux temps de l’indicatif, énorme continent déjà. Et l’arrivée inopinée du temps d’Internet et de ses flux permanents ne m’a pas le moins du monde perturbé, bien au contraire : voici venu le temps de l’ubiquité, qui se moque des frontières. Bescherelle ne le connait pas.

Avec les sentiers du Web, j’obtenais la légitimité de mon grand mélange des temps, des temps publics, privés, de loisirs, de travail… que sais-je, encore ? Me suis donc dit que comme Pierre revenait de San Francisco, je pouvais préparer mon futur voyage vers la maison bleue, enfin celle de San francisco. D’où cette première image :

Voulais voir ce que le moteur de recherche, né pas loin de San Francisco, nous proposait comme symbole de cette ville : le pont. Le fameux pont suspendu. Et puis, un tramway descendant ces célèbres rues pentues, à vous donner le vertige. Je suis d’une génération où Les Rues de San Francisco ont baigné notre enfance : il y avait Karl Malden que je révérais et Douglas junior… je regardais, j’aimais le générique, la musique. Je ne me souviens pas du tout de tous ces épisodes. Voici le générique de l’épisode « Le timbre de la mort » :

J’ai dû voir cet épisode : le sixième de la deuxième saison si on en croit celui ou ceux qui ont méticuleusement saisis cette information sur la fiche de Wikipedia. Pour quelqu’un comme moi qui un jour, aurait envie de partager un texte dans ces vases communicants. Incroyable quand on y pense. En 1973-1974, date de sa diffusion, j’avais entre 8 et 9 ans et je passais ma vie devant la télé ou dans le jardin de mon grand-père, pour lire ou manger des fraises, des framboises, des cerises ou de ces sortes de grosses groseilles que l’on appellent des groseilles à maquereau (« petit fruit, vert, ambré ou rouge-violacé, légèrement pubescent. Les baies contiennent 12 % de sucre « inverti », de l’acide citrique, de l’acide malique et des pectines.) que je n’ai jamais réussi à retrouver pour les faire pousser dans mon jardin, maintenant que je suis devenu aussi jardinier, amateur… tendance Čapek… Imaginez un jardinier nomade : comment il fait avec son arpent de terre, pour le transporter avec lui ?

Je vous parle de baies et m’éloigne de mon sujet : San Francisco et sa baie. Alcatraz et sa prison. Autre cliché et autre film : L’évadé d’Alcatraz en 1979, film de Don Siegel avec Franck Morris dans le rôle de Clint Eastwood. Non, pardon, c’est l’inverse. J’étais fasciné par ce film. L’ingéniosité employée pour s’évader de cette prison modèle. Et ce Frank Morris et les frères Anglin dont tout le monde perdit la trace… J’avais 14 ans. Nous vivions en France sous le règne de l’accordéoniste de l’Elysée, variation sur le mode du charmeur de serpents. Des serpents, nous leur ressemblions un peu. Je portais des sous-pulls orange ou vert prune, et je me souviens que je ne les aimais pas. Je commençais à découvrir la musique – le rock – et les mouvements de contestation américains contre la guerre du Vietnam. De Berkeley. De la beat génération et de Hendrix. Découvert plus tard, le Live at Berkeley datant de 1970. Le Voodoo Child est pour moi associé à cette région, cette ville et cette époque :

Il y a toujours cette sensation bizarre de bien-être quand j’entends cette musique, ce style de musique. On peut être d’un pays. On peut aussi être d’une musique. Non ? Peut-être parce que mon initiation musicale à débuté là : Hendrix, The Doors, et très vite le Zeppelin… San Francisco, à tort certainement, est associé à ces musiques, et ces écrivains et auteurs de science-fiction que je lisais à cette époque… contestataire… Il aura fallu des Sigur Ros, des Cinematic Orchestra ou des Ez3kiel pour me sortir musicalement de cette époque… associés eux à d’autres terres, vastes étendues silencieuses, de lacs et de lumières assoupies… compagnons de mes flâneries, désormais… Mais je m’égare de nouveau… vous voyez, pas besoin de prendre l’avion… mon syndrome lévi-straussien revient. Pour préparer ce futur voyage, je googlemapais et streetais ensuite sur San Francisco et voici la première image que je vis en déposant le petit playmobil jaune sur la carte et me retrouvais miraculeusement au cœur de la cité, dans les rues. Les rues de San Francisco.

 

Je vous avoue que je n’ai pas senti le dépaysement, de suite. J’ai mis un peu de temps à circuler dans les rues, à m’orienter pour arriver ici :

Moi, j’aurai bien voulu, tout de suite voir le pont mais je ne savais pas quelle direction prendre, et puis, soyons franc, ça ne me plaisait pas trop ce google street, et ça me gâchait mes souvenirs imaginaires, et j’étais à un carrefour avec des autos comme dans n’importe quelle ville, et je n’étais pas du tout dépaysé, et je commençais à m’ennuyer, et j’avais finalement envie de faire comme Colomb ou presque, prendre une caravelle (enfin, il ne vole plus non plus celui-là), et me perdre en arrivant, en pensant que j’étais arrivé au bon endroit mais en fait, pas du tout.

J’aime bien me perdre… alors comme en même temps, ce temps qui n’est pas compartimenté sur Internet, je jetais de temps à autre un regard sur mon tumblr où je suis, suis abonné à quantité de blogs d’images et de photographies, je tombais sur ce pont :

Qui avait un bel air de pont de la fin du monde. Et je me disais que mon billet pourrait se terminer là, à ce moment, un jour, où la grande secousse : The big One, arriverait. C’était prévu… par les géniaux ingénieurs, comme les appelaient le cher Boris. Oui, Boris, tout comme toi, je voudrais pas crever, avant, avant d’avoir aperçu, Oui monsieur oui madame, moi le jardinier jovial, attaché à son arpent de terre, la silhouette du Golden Gate Bridge. En attendant, le rouge-gorge tentait de siffler la chanson très connue sur le toit de la maison bleue de ma fille.

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Vase communicant 16 :

Le vendredi 6 avril, Camille Philibert-Rossignol me recoit sur son blog : la pelle est au tractopelle ce qu’est la camomille à camille

Rien ne nous oblige…

Autoportrait au chat – dessin de Salomé Queyraud – Photo de Franck Queyraud.

«Que cherchais-tu ? Que voulais-tu ? Arracher aux siècles ta propre image ? » Les mots de la littérature s’accumulaient depuis toujours, peu importait le silo ou le support : pierre, parchemin, papier ou numérique maintenant. Naviguaient partout ou presque… De temps en temps, certains d’entre eux pouvaient aider ou distraire : un même, un identique, un perdu dans sa traversée du désert ; ou, bousculer un peu l’ordre intangible du monde, enfin, l’ordre intangible du petit monde autour du lecteur. Si frêle pollen dont quelques grains sur le bout du nez… Si frêle pollen, les mots des poètes et des écrivains, ceux reconnus comme tels, qui se promenaient et s’envolaient comme feuilles mortes, et tombaient rarement au creux de la bonne oreille… Si frêle pollen, presque identiques au silence de ceux qui disent la langue seulement par leurs corps sans jamais pouvoir la dire autrement. Les sans-voix. Ce que je cherchais ? Ce que je voulais ? Arracher aux siècles ma propre image ? La glisser discrètement comme fine couche entre le dessin de ma descendante et le reflet lointain de la fenêtre qui ouvrait sur…. J’aimais les mots, leurs douces musiques, n’arrivais pas à voir le monde comme un tas de charbon et de terrils encombrés. Parce qu’il y avait le soleil, le vent, les arbres en bourgeon, les jupes légères, le chant des oiseaux, tout ce qui s’agitait et que je ne comprenais pas, le passage des nuages et ton sourire. Et le rire de mon enfant quand, enfin, elle saisissait le chat. Sur ses dessins. Le chat et les griffures du crayon sur la feuille. Il n’en faut que peu parfois pour obtenir une belle image. Garder la simplicité du premier jet. Nous n’avons pas besoin de tous ces objets. Ne pas compliquer inutilement avec les innombrables possibles. Juste besoin de quelques mots. Et effleurer la si fragile modestie de l’instant. « Tout est forme, et la vie même est une forme » écrit Honoré de B. dans un de ses traités politiques. Ce que nous vivons est politique, ce que nous écrivons aussi. « La vie est forme, et la forme est le mode de la vie » martèle Henri Focillon. Je cherche la forme. La forme qui modélise mon souffle. Mon souffle de vie. Vie qui est forme. Suis le traducteur de ma vie. Seul capable de la dire. Il ne peut donc jamais y avoir plagiat : ni copie, ni œuvre originale. Capter et fixer la forme… Pour faire signe… Le commerce d’œuvre d’art est néfaste au souffle de l’individu. Ne devrait jamais entrer dans ce travail de transmission. L’empêche l’individu, d’entendre le renouvellement incessant de son souffle… Tout, en permanence, , transmué. La pierre philosophale des alchimistes n’a rien à voir avec le métal précieux. Te dois de transmuer ton souffle en mots. La vie est esquisse permanente. Pourquoi vouloir fixer le mouvant, le flux, le mobile ? Je regarde le dessin de mon enfant. Elle ne sait pas tout cela, s’en moque, a bien raison. Dessine, sauvage, tente d’apprivoiser le crayon pour tracer lignes et courbes, le petit chat qui la fuit dès qu’elle s’approche. Alors, elle le met dans un dessin, le dessin accroché au mur, que je regarde et photographie avec en surimpression douce, mon ombre, pour être avec elle. Et la
vie, qui s’écoule. Simplement. Le prend en photo, le dessin, pour le conserver avec moi. Mon cerveau sans reflets parfois, peine à se souvenir. Je ne rêve ni d’éternité, ni d’immobilité mais de chemins… Celui de la goutte d’eau qui navigue entre les fleuves, la terre et les nuages… Rien ne nous oblige à dire…
Silence  (franck queyraud)
« Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. » Vases Communicants.
Avec Franck nous nous étions mis d’accord pour écrire à partir de la même photo et du même extrait de texte. Les mots en gras sont mots de l’inédit, sorti récemment, de Georges Pérec : Le Condottière (Seuil, 2012), page 107. Voici cet exercice oulipien sous vos yeux pour ces nouveaux vases communicants, et plaisir pour moi d’accueillir Camille en mes flâneries… En prime, découvrez la revue Distorsions en cliquant sur le lien dans son texte. En parrallèle, elle publie mon vase : rien ne vous oblige… sur son blog au titre évocateur : La pelle est au tractopelle ce que la camomille est à Camille. Bonnes lectures.

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Vase communicant 15 :

Le vendredi 2 mars, Christopher Selac me reçoit sur son site éponyme :

Un autre vieil homme ou le même.

Et ceux qui avaient pris des requins les avaient portés à l’usine à requins. C’était simple. Les dorades à l’usine à daurades. Les thons à… Il aimait à penser à propos des choses où il était impliqué, et comme il n’avait rien ici à lire et qu’il n’avait pas de radio, il pensait beaucoup et continuait de penser à propos du péché. C’était pleine mer. Tu tournais la tête vers les horizons fuyants. Tu avais pourtant l’habitude mais tu ressentis un vide immense, une solitude extrême. Tu étais isolé dans l’univers et tu t’en rendais seulement compte aujourd’hui. Mais la seconde d’après, dans ce désert liquide, tu  pensais, ce n’est pas vrai : ne suis pas seul. Le vent est mon ami. Mon secours et mon moteur. Ma ligne de vie. Celle qui était dans l’eau et celle qui me conduisait toujours vers le port. Tu tournais la tête, pensait toujours à l’enfant resté à terre, voyait la trace écumante qui marquait ton passage, tout de suite effacée. Tu respirais et l’instant d’après, rien. La prochaine vague te recouvrait. C’était elle qui donnait le la. Il te fallait rester humble, ne pas devenir comme ces humains qui avaient oubliés l’origine.

Il était un grand expert en poissons volants. Qui sortaient de la masse liquide, se moquaient des ramassis d’écume. C’était son albatros à lui, les poissons volants. Des hybrides. Un moment de l’évolution suspendu. Entre mer et ciel. Il se rappelait son premier embarquement, petit mousse. Et les odeurs, et le vent… et malade, couché sur un des bords. Et, puis, magie des premières fois. Les avaient vus sortir de l’eau. Pensait qu’il avait hallucination. Et l’autre vieil homme qu’il accompagnait riait. Aujourd’hui, c’est lui qui était le vieil homme et l’enfant ne l’avait pas suivi dans son ultime pêche.

Le requin n’était pas un accident. Tu t’évanouissais, et l’instant d’après, tu te réveillais. Tu ne pouvais pas penser une seconde que le prédateur ce fut ce gros poisson denté. Ce n’était pas toi le péché. Tu étais la vie, vie sortie des océans pour conquérir la terre. Tes yeux rigolaient. Tu te prenais maintenant pour un Alexandre le grand des océans. Tu étais tout vieux, homérique, courbaturé et ce voyage était ton chant du cygne. Tu délirais. Et te marrais encore une dernière fois, relevant la tête, toisant définitivement l’horizon en criant : Tu gamberges beaucoup trop, le vieux…

Silence (Franck Queyraud)

Les phrases en italique sont phrases de la nouvelle traduction du Vieil homme et la mer de François Bon, aperçue dans les nuages le 7 février 2012 et presque toute de suite disparue en mer, à la poursuite des poissons volants…

Les photographies sont photographies de John Hogan (1940) et de Fouquier.

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Vase communicant 14 :

Le vendredi 3 février 2012, Candice N’guyen me recoit sur THE ONE SHOT MI…

Plutôt que le vide, le plein (One shot not)

Savoir… plutôt que le vide, le plein… suis-je le ciel ou un oiseau ? Une totalité ou une petite brindille ? I want to know am I the sky or a bird.  Et vole au vent. La bande son du concert tourne en boucle, et pieds sur le sol, bien accrochés, sur sol pourtant, qui mélange… agglutine la poussière, gluante. Mes ailes sur les trottoirs de ces villes qui nous accueillent, bercés sommes, par la rengaine, entêtante, et la voix grave, rocailleuse ou brisée, ou hésitante du chanteur qui attend. Puis, regagne navire. Sédentaire, suis, sur ma péniche, mais, nomade, sur tes canaux vers cet ailleurs rêvé. Voudrai savoir gai, voudrai plein d’entrain, voudrai gai savoir, sur un fil, courir… S’envoler, et devenir oiseau migrateur… Nous allons tous au même endroit, il est écrit… We’re all gonna be in the same place… …quand nous mourrons…
Savoir… plutôt que le vide, le plein… suis-je le ciel ou un oiseau ? Une totalité ou une petite brindille ? I want to know am I the sky or a bird. Quand j’étais enfant, je courais des heures dans le champ de maïs du square St Laurent où je vivais, un quartier fleuve, un quartier au nom de fleuve canadien. Je traversais les courants de vents des plantes à maïs… rêvais de péniches m’emportant vers les glaces septentrionales… me rappelle encore les morsures des feuilles… et les traces sur nos jeunes peaux… et cela ne nous embêtait pas, et de recommencer la course dans ce piquant océan. Je te suis, tu me cour… ton cou dont je ne me lasse pas. Et Amadeo qui s’immisce entre nos prunelles de souvenir… et c’est malheur… et c’est joie… d’être juste sur le sol… plaqués sur le sol… avec nos envies de voler?
Savoir… plutôt que le vide, le plein… suis-je le ciel ou un oiseau ? Une totalité ou une petite brindille ? I want to know am I the sky or a bird. J’ai… cette chanson qui… rengaine, dans mes oreilles, cet air calme, pourtant répétitif, et cette voix rocailleuse ou brisée, ou hésitante … mémoire vive du moment, de ce moment où vous savez que vous écoutez ce que vous n’aviez jamais entendu auparavant… et ce frisson soudain, et soudain vous transporte… et envie de partager mais vous êtes seul ou seule, c’est selon et c’est la même chose. Etre ici et ailleurs… Ici et maintenant… Savoir… Y a pas d’autre ailleurs que celui qui est dans notre tête… et c’est jardin, si vous le voulez… et sinon, tant pis… Pas besoin de péniches pour s’évader… j’ai longtemps cru que… En écho, mon rêve de funambule. Tu es mon plus beau cauchemar… Dirt in the ground… la la la… m’endors sur la dernière note…
 
 
Sauf la voix du chanteur Tom Waits, et sa chanson Dirt in the ground, et sa gestuelle comme celle du concert milanais… et d’autres chants des Narrow Terence, qui sont sur la photographie… et merci à Candice… pour choix… et accueil sur ce One shot mi des découvertes…
Franck Queyraud
 *   *   *
Merci à Franck Queyraud pour cette douce et belle litanie ainsi que son invitation dans le cadre des Vases Communicants de février 2012 sur échange de musiques et de photographies. Ici donc mon choix de Tom Waits et d’une photo des Narrow Terence prise il y a quelques années dans le dernier village de Gaulois (mais anisé) et chez lui, ce morceau d’Ez3kiel qu’il m’a proposé et qui n’a cessé de tourner en boucle depuis lors.

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Vase communicant 13 :

Le vendredi  6 janvier 2012, Louise imagine m’accueille sur Il pleuvra demain… :

Elles sont partout… mon amour… (Carte postale)

Elles sont partout… Comme tunnel, sous la forme d’illuminations de nOël, mais pas éclairées parce qu’il fait encore jour… M’en moque… je les suis tout de même… qui…

Elles sont partout… qui guident notre trajectoire. Toutes les rivières et tous les canaux se rejoignent vers notre île. Dans le ciel aussi, fils d’Ariane suivent l’avion… Ou l’inverse… Je ne sais plus… Elles sont perspectives, le long de la rivière qui horizonne. Ou, au bout de la canne des pêcheurs que je croise le long des berges… Et le chemin, c’est par là, je demande ? Comment veux-tu que je me perde ? Et qui…

En naviguant bien, sur ce Canal du midi, en zigzaguant un peu, je devrais pouvoir te rejoindre avant la fin du monde. Elle est annoncée pour 2012, mais moi, je m’en moque des oiseaux de mauvais augure. Le bug de l’an 2000 a fait long feu. Cet épouvantail-là fera de même. Le monde est fou, mon amour. Celles dont je ne dis pas encore le nom, sont encore diagrammes, dans les bourses du monde entier qui chutent. Et colonnes, qui plongent vers des infinis de chiffres, danaïdes ténèbres… On ne vit pas que d’argent. On ne peut évidemment pas le dire sans passer pour un mariole. Mais si on n’en a pas, d’argent, on le sait bien évidemment, on fait les marioles plutôt que la révolution. Ca n’a jamais trop marché les révolutions. Elles sont partout… celles dont je tais le nom, encore un peu… et qui me rappellent celles-ci :

Le vent

Debout

S’assoit

Sur les tuiles du toit.

Accalmie, le titre de ce poème de Prévert, qui ne paie pas de mine, tout petit poème, mais qui forme une petite cheminée. Lueur d’espoir. Pas celle de la mine. De la Bourse, peut-être, on brûlerait toutes les actions, les titres et les billets… Feu de joie… Accalmie. On doit dorénavant, rien que çà, chacun, sauver la planète, oui, rien que cela, la lecture des comics de super-héros ou la vision à haute dose de désolants films américains ont travesti nos imaginaires. On a déjà du mal à se sauver soi…

Prévert s’en moquait aussi de ces gens-là, les grands donneurs de leçons, les grands réalistes tristes, lui, toujours à tirer, et le diable par la queue, et sur son mégot de poète, attablé seul avec son gros toutou, dans un jardin parisien avec tout le poids du monde sur ses épaules, à trouver des mots contre les ennuyeux ; se moquait, lui, l’indiscipliné, le rêveur, qui vitriolait les diners de têtes, bien fréquentés. C’étaient les mêmes qui jouaient le monde en le posant en permanence en équilibre sur les quilles du bowling, et justement, lançaient la boule, le long de la piste… Je ne perds pas la boule, que je lance dans le canal… et qui… plouf…

–          Je t’offre un hot-dog ? Regarde ! Sur le toit du chalet-boutique, le vent vient de s’assoir. On a tout le temps, à présent. Les feuilles font des notes sur une portée dessinée dans le ciel… La musique…

Elles sont partout… mon amour… ma Jeanne… Elles dessinent trajectoires dans le ciel, grâce au grand manège, on dirait la roue d’une bicyclette géante pour faire le tour du monde et quand les badauds montent dans la grande-roue, ce n’est plus que cris, cris pour se faire peur… rejoindre le cœur du monde… celui qui bat près de vous… celui des mots du poète qui chante dans ma tête :

« Moi, le mauvais poète qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout. »

Je n’avais plus qu’à les suivre… celles… et qui…

Ces arabesques quand le vent fait bouger les doigts de l’arbre qui me montrent la direction et les mille petites feuilles jouent avec éclats de soleil, apportent ombres sur ton doux visage, imaginé…

Elles sont partout…  mon amour… ma Jeanne à moi… les lignes qui me mènent vers toi.

Bons baisers d’ici. Il fait beau. Il ne pleuvra pas demain. Je t’aime.

Silence

Remerciements :

Aux poètes Jacques Prévert et Blaise Cendrars (phrase en italique) qui ont conquis mon adolescence, en ce temps-là…

Merci à Louise Imagine  pour ses photographies, catalyseurs des mots de ce vase communicant…

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Vase communicant 12 :

Le vendredi  2 décembre 2011, Justine Neubach m’accueille son site :

Vers un ailleurs tout près de chez vous

Partir de la ville vers un ailleurs

J’étais dans la Ville, dans cet immeuble en L, au bord de la mer. Nous marchions sur la plage avec S. Les petits pas de ma fille dans les miens : par jeu. Des traces dans le sable… Des lignes dans le ciel… Celles que dessinaient dans l’azur bleu de longs tubes en métal qui transportaient des messieurs importants ou d’autres qui fuyaient vers un ailleurs idéal. Nous, nous regardions passer quelques oiseaux – migrateurs ? Déjà ? – qui utilisaient d’autres corridors pour leurs déplacements. On ne se plaisait plus dans la Ville. On s’éloignait de l’agitation consumériste de l’été ou de celle, tout aussi agressive, du poste de télé. On fuyait les cadavres qui exsudaient dans le sable sale et les autres qui étaient avachis dans des canapés obèses et profonds devant des écrans qui ressemblaient à des murs, ingurgitant des boissons gazeuses qu’ils exsuderaient le lendemain, de nouveau, sur la plage. Nous vivions au milieu de vrais clichés, qui n’en étaient pas : l’azur était réellement bleu, les touristes exsudaient de tous leurs pores, passaient des heures à noircir ou à patienter dans de longues files de voitures pour voir les messieurs importants sur leurs yachts dans la petite commune où il n’y avait rien à voir d’autres. C’était les vacances. Nous, on avait envie de nature, de calme, de fraicheur. De retourner à l’étang. Certains, méprisants, disaient que c’était une mode, ce retour à la Nature. Ou, pragmatiques, essayaient de vous vendre du naturel, du bio comme ils disaient, ironiquement, au milieu des champs azotés derrière la centrale nucléaire. Il y avait toujours des gens qui ne perdaient pas le Nord. Le Nord de la Bourse. Mais le compte n’y était définitivement pas. On n’avait pas envie d’être avec ces gens-là, de leur ressembler ou d’être entièrement sous leurs emprises. D’autres, naïfs rêveurs, pensaient que justement, nous avions besoin de sentir sous nos pieds, un sol fait de cailloux et de mauvaises herbes. Ils passaient pour des hurluberlus. Les trottoirs de la Ville étaient nettoyés tous les jours pour enlever les déjections canines, les déjections humaines ou les restes et déchets de la grande frénésie de l’ultralibéralisme. L’humain, petite chose non-ultramachin, se perdait dans des substituts nostalgiques pour lui rappeler que tout était mieux, avant. Il s’en contentait de ces artefacts ; les autres, eux, les gens zimportants, ils souriaient ; l’humain ne se révoltait que rarement.

Jardins composés

Des jardins composés comme horizons, on avait besoin. Pour se promener. Siester. S’allonger sous un arbre. Ne rien faire. Ne plus consommer. Ou alors, que des choses immatérielles : ouvrir un livre, par exemple. Un livre qui inventait un monde. Ou qui vous parlait de vous. Du passage des saisons. On pouvait aussi faire des choses non rentables ou qui ne servaient à rien : jeter des pierres dans le ruisseau ou recevoir la joie de votre enfant quand il trempe ses pieds dans l’eau de l’étang. Ouvrir la porte de bois du pré et retrouver le temps d’un après-midi, un Eden… De la neige en hiver, des fleurs de cerisiers au printemps, un fruit en été…

Explorer le temps et les saisons

Dans les foules de la Ville, l’humain, petite chose non-ultramachin, s’est retrouvé seul. Avec pourtant un ailleurs tout près de lui. Vivifiant…

Silence.

Toutes les photographies sont de Justine Neubach

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Vase communicant 11 :

Le vendredi  4 novembre 2011, Piero Cohen-Hadria m’accueille Pendant le Week-end :

Entre les lignes, il faudrait lire…

Dans le journal Le Monde il est écrit en Une que « le philosophe allemand Jürgen Habermas craint que la crise n’emporte la démocratie » puis je lis « le sommet du 26 octobre est le sommet de la dernière chance ». Je pense : la dernière chance de quoi ? Je ne me sens plus en phase. Les nouvelles s’enchainent, les catastrophes aussi, et les fins du monde, et les classements, et les mauvaises notes des pays opulents qui se flagellent, et… etc. Je tourne les pages en papier. Essaie de lire entre les lignes d’autres Cioran de pacotille. Je change de journal. C’est exactement la même voie. Et, le monde continue tranquillement de mouiller son fil et tente de l’enfiler dans le chat de l’aiguille. « La situation des défenseurs des droits de l’homme a continué de se dégrader dans le monde en 2011 », selon un rapport de… Je laisse tomber le journal. Je m’assoupis. Me réveille en sursaut : reprend le fil de la Timeline qui sans cesse défile comme une roue et me raccroche à l’instant : « non, dit-il à la migraine qui s’annonce avec ses gros sabots » écrit un certain DB, il y a trois minutes. A la radio, un certain Antoine, éditeur dit que « la vente de livres est la première industrie culturelle en France ». Je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu. Esquisse un sourire. Pas drôle. Mais j’entends la voix d’Antoine. Il est content Antoine et la journaliste qui l’interroge aussi. Le monde n’est pas aussi noir qu’ils le disent. Las auditeurs rêvent d’îles. J’essaie de relier tous ces points comme les escales d’un navire sur la surface mouvante de l’océan, de reconstruire des lignes de fuite. N’y arrive pas toujours. Hésite entre toujours ou jamais. Créer de la surface entre les lignes. J’en ai conscience. C’est déjà çà, chanterait l’autre. Dans le labyrinthe de Cnossos, retrouver le fil mais Ariane vient de décoller de Kourou. Dernière chance, aussi ? Je souris, doublement. Francis R. réagit à la voix d’Antoine : « Gaston a eu sa rue. Antoine a son à voix nue. ». Francis R. que je ne connais pas mais que je lis, écoute la même émission. Le fil de l’oiseau bleu. La ligne bleue des Vosges. Me rapproche de mon horizon. Ce matin, dans les bouchons causés par le sommet de la dernière chance. Les autos collées les unes contre les autres. Et les poids-lourds stockés en file indienne. De la légèreté, voudrais… J’essaie de voir entre les lignes de ma main. Le temps passé. Les cassures, les brisures, les pliures… Tiens, une petite paillette brille dans ma paume. Mais d’où vient-elle ? Le chemin est cet horizon proche : prendre la main de celle qui m’accompagne. Je jette les journaux. En attendant, écoute Bad as me

Silence.

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Vase communicant 10 :

Le vendredi 7  octobre 2011, Flo H. m’accueille sur ses Jardins d’été comme d’hiver :

“Dis-moi, Spinoza, y a-t-il autre chose que la joie ?”

IL dit que ce qui élève. – La Joie…

IL dit que le moteur de la danse de l’être est la Joie.

IL dit qu’il faut réinventer de nouveaux modes pour vivre ensemble.

Toutes les anciennes antiennes* ne tiennent plus, l’antiphonaire est à réimprimer.

IL dit ce que l’autre a déjà dit, que Choros (la danse) viendrait de Chara (la joie)

IL dit encore que la joie de vivre se trouve en dansant et qu’il faut chasser les tristes romantiques

IL dit cela mais on pourrait remplacer IL par ELLE.

La joie est du côté jardin…car située côté cœur : autrement dit, la grâce.

ELLE dit que ce qui pèse. – Cette force qui tire vers le bas…

ELLE dit que c’est le manque de mots qui empêche la danse de l’être.

ELLE a assez de mémoire pour se rappeler cette absence.

ELLE dit avant aujourd’hui : des fragments…

ELLE dit aussi que la douceur et la tendresse sont d’abord noms, verbes et adjectifs

Shéhérazade réveillant l’être statique vers un mouvement vital : animal.

ELLE dit cela mais on pourrait remplacer ELLE par IL.

La pesanteur est du côté cour… car située vers point de côté : appendicite existentielle

IL ou ELLE. – Danse la félicité…

C’est le début du monde. De IL et de ELLE, Profanes sacrés.

Le temps qui n’a plus ni commencement ni fin.

Plus besoin de chaussures et de ce qu’elles signifient… Pieds nus, danser

Peuvent pendre… peuvent pendre…

Dis-moi, Spinoza, y a-t-il autre chose que La Joie ?

Il ou ELLE disent cela mais on pourrait les remplacer par AILES ou ÎLES.

La totalité, pieds nus…

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Silence

*Une antienne (du grec antiphonê, signifiant “qui répond à”)

 Sur le blog de Flo H., la musique de Avishai Cohen – Worksong accompagne la lecture du billet.

§

Vase communicant 9 :

Le vendredi 2 septembre 2011, Christophe Sanchez m’accueille sur Fut-il.net :

 J’ai vécu heures…

alors bruits. échos du monde. J’ai vécu heures. nu. « Nu, j’ai vécu nu. Naufragé de naissance. Sur l’île de Malenfance. Dont nul n’est revenu. Nu, j’ai vécu nu. Dans des vignes sauvages. Nourri de vin d’orage. Et de corsages émus. Nu, vieil ingénu. J’ai nagé dans tes cieux. Depuis les terres de feu. Jusqu’aux herbes ténues… »

alors bruits. échos monde. vécu heures. nu, n’ai plus parlé. me suis tu. te regarder. te respirer. voyais les imabes autour moi, omgres des autres s’agiter… te regardais. fut bref, ce regard. regard. soudain, l’univers… disait mais… u’est-ce que tu me veux toi ? deux silences se sont épanouis, rencontrés, lianes lierres cailloux genoux et tentacules, se tendre, tendre, l’un vers l’autre. mangé tes cheveux, nez, joues, cannibale, il n’est plus rien resté.

alors bruits. échos. hors. tympans ailleurs. « Nu, j’avance nu. Dépouillé de mon ombre. J’voulais pas être un nombre. Je le suis devenu.” me manques dès que tu tournes coin de rue. suis tes lianes. suis toi. Dire, pas dire. Tu ne sais pas dire…

plus parler ; te regarder, toucher ! oui, toucher… presque tu parles onomatopées… suis effaré par… perdu mots… yeux…

silence alors. Chu…

Silence

En italique, hommage au poète parti.

§

Vase communicant 8 :

Le vendredi  1er juillet 2011, Nicolas Bleusher m’accueille sur son site éponyme :

A celle qui est dans les nuages

Je regarde le ciel. Ses nuages. Les longs filandreux que le vent sème et promène. Un nuage fin et délicat qui se cache se découvre à peine. Au bout d’un moment, le doute n’est plus permis et apparait le visage de celle qui se cache dans les nuages. J’aimerai bien que le vent s’arrête quelques instants. Mais, au contraire, il redouble d’intensité. Et le visage s’évanouit comme il était venu. Souris… et reste là, immobile, à contempler le ciel.

Silence

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Vase communicant 7 :

Le vendredi  3 juin 2011, Loran Bart m’accueille sur ses NoTeS&PaRSeS :

Le chemin de fer où plus aucun train ne passe

Avant d’arriver à la gare, il y a le chemin. Le chemin de fer. Le chemin de fer où plus aucun train ne passe. Il n’y a plus de voies, ou rarement. Le chemin de fer de la ville où nous habitons, ma compagne, ma fille et moi, ne conduit plus les trains jusqu’à la gare. Ce chemin : on l’appelle communément la trouée verte. Enfin, nous, nous l’appelons ainsi. C’est un havre de paix, un chemin de promenade, une sorte de petit val qui serpente dans et hors de la ville, entre et sort incognito, la vie moderne ne s’en aperçoit plus, pas goudronné, le chemin n’a plus aucun intérêt. Sauf pour les promeneurs, les flâneurs ou les poètes qui sont parfois les mêmes : un poète promeneur qui flâne ou un poète flâneur qui se promène… Etc. Parfois, reste quelques tronçons de voies, qui forcent les coureurs à ralentir leurs foulées, les contraignent à faire attention pour ne pas trébucher. Le chemin n’est plus qu’une trace de l’ancien monde. Celui qui allait moins vite. Le monde n’a plus le temps. Le chemin mène pourtant toujours au même endroit. Trace…

Devant la maison où nous habitons : le cabanon, avec ma compagne, ma fille et moi, il y avait le chemin de fer qui passait. C’est comme une terrasse qui reste maintenant, gardant sa fonction de plateau plat : géographie identique mais changement de fonctions. Nous, nous y garons la vieille 4L. Nous, ce terrain plat, nous l’appelons le terrain de boules. A cause des graviers. Et puis, parce que nous y jouons aux boules, l’été. Mais ce ne sont pas les graviers qui protégeaient les gros tronçons de bois de la voie. Le grand-père les a remplacés ou ils ont disparus, envolés, volés. Avant d’arriver à la gare, il y avait le chemin. Le chemin de fer qui passait devant notre maison, le cabanon. Aujourd’hui, chemin qui fait partie intégrante de notre maison, clôturée, bornée. Il était tellement lent le train qui passait autrefois, devant le cabanon, que les voyageurs en descendaient pour ramasser les pignes tombées à terre, les pignes des pins qui longeaient la voie qui venaient de Meyrargues dans les Bouches du Rhône et allaient jusqu’à Nice en passant par Draguignan, traversant trois départements. Un transsibérien méditerranéen en réduction.

FICHE :

Draguignan (alt. : 180 m)

Gare ouverte le 23 avril 1888, bâtiment de 1ère classe, deux halles local et transit, buffet, dépôt pour neuf machines, ateliers machines et voitures, magasins, remise à voitures. Alimentation en eau par la ville, château d’eau de 120 m3, trois grues hydrauliques ;

En 1893, transformation de la remise à voitures en atelier de peinture ;

En 1905-1906, remaniement complet des installations avec allongement de bâtiment voyageurs, agrandissement du dépôt pour loger quinze machines, nouveaux ateliers et magasins ;

En 1907-1908, aménagement des bureaux de la Traction au-dessus de l’atelier de peinture ;

En 1942, extension du chantier de transit ;

En 1957, démontage des voies de transit.

Vous dire, s’il était lent ce petit train des pignes que les voyageurs allaient à pied en flânant à côté.

Vous dire, qu’il était impossible que le petit train des pignes continue de séduire les voyageurs impatients que nous sommes tous devenus.

Avant d’arriver à la gare, il y a le chemin. Le chemin de fer. Vous savez, celui qui n’existe plus. On est devant la gare maintenant. Elle est toujours là. Mais ce n’est plus une gare du chemin de fer. Elle accueille des salles pour les associations de la Ville où nous habitons, ma compagne, ma fille et moi. Je dois tout de même vous dire : elle assume encore un rôle de gare. Le chemin n’est plus ferré mais bituminé. Et les locomotives à vapeur ont été remplacées par des autocars. Mais leurs fins semblent également programmées. A la gare routière, au bout du chemin de fer qui n’existe plus, on peut prendre, pour seulement deux euros, des magnifiques cars colorés pour se rendre dans n’importe quel point du département. Pour seulement deux euros. Se rendre dans n’importe quel point du département. Pratique. Efficace. Nous les prenons parfois ces cars, ma compagne, ma fille et moi. Mais ils ont un petit défaut : ils sont de leur époque. Quand vous montez à leur bord, il est absolument impossible d’en descendre avant d’avoir atteint la destination prévue. Impossible d’en descendre pour seulement marcher à côté en ramassant les pignes des pins, les pignes de pins toujours tombées à terre… et qui continuent de tomber…

Silence.

§

Vase communicant 6 :

Le vendredi  6 mai 2011, Christophe Grossi m’accueille sur ses déboîtements :

… finalement, utiliser le grand nuage…

Cumulonimbus

L’orageux, le grêleux… Le nucléaire, blanc. Terrifiant.

A : Hiroshima lundi 6 août 1945, 8h15. Plus tard : « L’herbe folle dissimulait déjà les cendres ; les fleurs des champs s’épanouissaient sur la carcasse de la ville. La bombe n’avait pas seulement laissé intacts les organes souterrains des plantes ; elle les avait stimulés. Partout, ce n’étaient que bleuets et glaïeuls, ansérines, volubilis et belles-d’un-jour, pois à cosses velues, pourpiers, bardanes, sésames, millets et pyrèthres… »

Abysse : Nagasaki, jeudi 9 août 1945, 11h02… Little boy puis Fat Man, horreur des surnoms…

H : Bikini, 1954 : le Dragon chanceux V (Fukuryu-maru n.5), un thonier, sa cargaison et vingt-trois hommes irradiés. H : Etres…

NC : Tchernobyl, 1986… Terreur des apprentis sorciers…

NC : Fukushima, 2011… Fumisteries des experts… et de leurs arrosoirs…

Ce sont des êtres humains. Des cobayes.

« Shikata ga nai », on n’y peut rien.

NC : nucléaire civil. Mirages du domptage… Brouillards…

Séquelles en forme d’abécédaire mortuaire

Cirrocumulus ondulatus

Composé de hautes balles de nuages ou des couches de minuscules éléments qui se présentent sous la forme de grains blancs. Chaque balle représente des nuages de serveurs. Chaque grain, un individu unique, son blog, son site. Nous flânons désormais dans ces ciels… du cloud magistral… le grand nuage, nuage parmi les nuages, flânons parmi les humains dans les nuages… ou de leurs…

Traces… de chemins…

Traces… que nous laissons…

Traces… que nous cherchons…

Traces… qui nous échappent…

Le cirrus et les autres

Le plus élevé. Le poète. Celui des signes. Du poète. Charles mais pas seulement.

Celui qui traîne, se balade, court, gambade… nous emmène…

Comme une ritournelle, j’entends :

« Shikata ga nai »

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Silence

Notule d’informations :
Le titre est une bribe de phrase tirée d’Après le livre / François Bon. – Publie.net, 2011. – pp. 43-44 epub version 5 du 25 avril 2011
L’extrait du jardin extraordinaire du cumulonimbus vient de l’indispensable : Hiroshima : lundi 6 août 1945, 8h15 / John Hersey. – Taillandier, 2011. – (Texto). – p. 99
Et des liens qui vases communiquent dans le cloud. Silence.

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Vase communicant 5 :

Le vendredi  1 avril 2011, Samuel Dixneuf m’accueille sur ses Lignées :

 Ultima irradieux experts

Le 15 juin 1951, le chaman inuit Sakaeunnguap se fige au sommet de l’inlandsis au nord du Groenland. Il précède les traîneaux de Jean Malaurie et de Qaalaasoq. Ils reviennent d’une expédition de recherche, chargés de fossiles et de documents divers.

Sakaeunnguap se fige. Se fige en découvrant les gros avions transporteurs de l’US Air-force atterrissant au rythme d’un par demi-heure, apportant matériaux et hommes, pour construire une base militaire “défensive”, située au coeur des territoires inuits, près de Thulé précisément. Le 15 juin 1951, Jean Malaurie scelle son destin : en réaction, il va créer la collection Terre Humaine et écrire le premier volume de la collection : Les derniers rois de Thulé pour informer le monde : “livre de résistance et de réflexion“.

17 années s’écoulent…

Le 21 janvier 1968, un B-52G, en mission secrète de détection rapprochée, s’écrase sur la banquise à 8-12 km à l’Ouest de la base de Thulé. A son bord, quatre bombes thermonucléaires. L’explosion du bombardier dispersera trois bombes, c’est-à-dire leur charge d’uranium, de plutonium, d’américium et de tritium sur 15 à 20 km². La banquise sous la puissance du choc et de la chaleur va fondre sur 305 m de largeur et 610 m de longueur.

Contamination et disparition au fond de l’océan de la quatrième bombe thermonucléaire. Jamais retrouvée. Exit les peuples inuits…

20 ans passent…

En 1988, un groupe de travailleurs danois issus des 500 travailleurs danois travaillant sur la base, ayant coopéré à la décontamination fait part de problèmes de santé très sérieux : cancers, stérilités, graves troubles psychologiques…

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Silence des médias.

Silence des élites pensantes.

Que sont devenus les hommes ? Silences…

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Le 26 avril 1986 , à 1h23, se déclare un incendie dans la centrale nucléaire de Tchernobyl à Pripriat en Ukraine. Suivra la fusion du coeur d’un des réacteurs et un immense nuage sur toute la planète. Là aussi…

Chape de plomb sur la communication.

Chape de béton, plus tard, pour coiffer la centrale. Retour du sarcophage.

Une région entière isolée – no man’s land – ressemblant aux ambiances des films russes de Tarkovski.

Exit les liquidateurs, les fleurs et les rires des enfants…

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Que sont devenus les hommes ? Silences…

Silence des élites pensantes

Silence des médias.

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Le 11 mars 2011, vingt-cinq ans plus tard, un séisme gigantesque, déplace le Japon de 2,40 m. Comme un château de cartes s’effondrant, sans ironie aucune, une réaction en chaîne provoque un tsunami qui ravage la centrale nucléaire de Fukushima au Nord de Tokyo. Provoquant explosions, incendies et émanations de radiations. Les naïfs jardiniers des atomes n’ont pas l’humilité du jardinier de potager qui compose avec les éléments sans vouloir les dominer, sachant dans sa grande sagesse qu’il ne peut rien sans que la nature ne le souhaite. Jardiner c’est ouvrir des mondes. Mais, il faut de la patience : ” un jardinier a besoin de onze cents ans pour expérimenter, étudier et apprécier pratiquement tout ce qui est de son ressort… Nous autres jardiniers, vivons en quelque sorte en avance sur le présent : quand nos roses fleurissent, nous pensons qu’elles fleuriront encore mieux l’année suivante ; et dans une dizaine d’années ce pin minuscule sera un arbre ; si seulement j’étais plus vieux de dix ans ! Je voudrais voir déjà à quoi ressemblent ces petits bouleaux dans cinquante ans. Le vrai, le mieux sont devant nous.” (Karel Capek)

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La foi du jardinier est celle de l’avenir et de la postérité de ses enfants. Quelle est celle du jardinier des atomes ?

Exit…

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Silence…

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(Sources : Ultima Thulé de Jean Malaurie. – Editions du Chêne, 2000. – pp. 380-386 ; L’année du jardinier de Karel Capek en édition de poche chez 10/18 et l’encyclopédie collaborative Wikipédia pour les précisions de date et qui depuis la catastrophe du Japon nous informe en permanence)

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Vase communicant 4 :

Le vendredi 4 mars 2011, Anne Savelli m’accueille sur ses Fenêtres Open space :

Le souffle.

Epuiser le sens d’un mot à force de le répéter. Changer d’univers. Penser aux poissons clos dans le leur et qui ne voient pas l’horizon. Comment serions-nous si nous n’imaginions pas ce que nous voyons ? Regarder n’est pas voir. Ecouter n’est pas entendre. Souffler n’est pas jouer. Lire est une plongée en apnée dans les gouffres de l’intime. Sensible à la fêlure et s’asseoir sur un banc pour ne pas tomber. Contempler la mer et…
Voir la mer. Imaginer des pas qui viennent et puis… sourire d’un coin de bouche à l’approche de la bien-aimée. Etre dérangé. S’apaiser. Sentir la curiosité pointer paradoxalement son petit nez camus. Inspirer. Expirer. Ne pas s’occuper de cette insupportable. Reprendre sa méditation sans la lucidité impliable. Mégère invitée avec ses mauvais airs. Pas de danse. Un et deux, et puis trois. Contempler le ciel et…
Voir le ciel.
Silence.

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Vase communicant 3 :

 Le vendredi 4 février 2011, Marianne Jaeglé m’accueille sur son Décablog :

Métamorphose…c’est par la fêlure…

C’est par la fêlure

Que dedans et dehors

Mêlent leurs eaux

   Charles Juliet       

Les hommes sont comme les arbres : de longues silhouettes  solitaires. Autonomes. Et pourtant, comme la forêt, ils s’agglomèrent et ne laissent plus rien pousser sous leurs ombres. Tel le noyer.

Si l’être est en chemin vers le langage, si le langage est la maison, la maison de l’être, le bout du voyage, alors la quête de l’être est le langage. Le langage ne préexistait pas à l’être. Préexistait l’instinct. Le langage est une invention humaine, est un passeport pour le voyage : moyen et but en même temps. L’être est toujours en chemin vers la guérison ultime, vers la communication totale, vers une utopie idéale. En vain… Enfin… Le langage doit l’aider à prendre conscience de ce chemin. Ainsi tel le roi qui écoute mille et une nuits, mille et un milliers de mots provenant de la bouche dorée de Shéhérazade – toujours cette attirance pour les Lumières – et qui ne la tuant plus, guérit. Le langage comme déclencheur de bonheur. Catalyseur de la bonne heure – encore le temps – la bonne heure, la dernière que l’on voudrait vivre sans chaînes, avec légèreté. Le langage est cette quête de la légèreté, ce détachement du temps, cet accès à la non-pesanteur, cet envol vers un plaisir des sens, le retour du désir, la fin de la dépression, une victoire sur l’instinct, une victoire du cerveau sur son environnement, l’être détaché enfin du temps. Notre chaine.

La promenade est le temps de la métamorphose.

Le sens de la vie appartient assurément au monde sensible, mais pas seulement. Le bien et le mal aussi. Nous ne pouvons abstraire ni l’un ni l’autre au profit d’une destinée qui nous dépasse. Le sens de la vie est notre sens moral, quand il n’est pas sens dessus dessous. Nous le construisons, il nous ressemble, il va vers ce que nous devenons. Multiple, il ne peut être qu’un perpétuel questionnement. Il est aussi sables mouvants : notre enlisement moral, notre isolement sensible. Solitude. Le sens de la communauté est-il le sens positif ; la solitude, le sens rétrograde ? La vérité, le vrai et le faux, le bon grain de l’ivraie. Nous séparons, nous catégorisons au lieu de parsemer, comme le semeur, notre jardin.

Combien dure cette métamorphose ?

Le temps de la marche à pied ou le temps de la prose.

Il s’agit d’étreindre notre environnement, par tous les pores de notre peau, par tous les récepteurs que sont nos mains, bouche, yeux, oreilles ou nez. Le goût et ses douleurs appartiennent à chacun. Notre corps est plein d’empreintes qui nous gouvernent. Imprégnons-nous. Il suffit d’imaginer. C’est notre spécificité, notre bien commun. Je suis un cerveau qui pense au corps, à cette chair où se crée et lutine ma pensée. Simplement, comment ne pas être simplement émerveillé par cette machine là… Cette machine là qui parle d’elle, qui a la conscience de parler de soi. Etrange… simplement étrange… Eblouissement… Il n’y a plus de culpabilité. Il suffit d’imaginer, de laisser la pensée dériver, voyager, couler de source. Il ne s’agit plus de créer des Dieux ou de tomber, dans tous ces ésotérismes de circonstances : laisser voguer notre imaginaire.

A quel âge arrive la métamorphose ?
Le moment où l’on se sent prêt, me répond l’écho des pas dans la forêt.

Prêt ?

Prêt à quoi ?

La recherche du centre, d’un centre, de notre équilibre est notre chute dans un tonneau des Danaïdes : un gouffre sans fond. Nous courrons, ombres vagues, autour de lui. Nous sommes des tours solitaires : parfois, ces tours n’ont aucune ouverture, parfois une, deux ou plusieurs. Le jeu consiste à ouvrir de nouvelles fenêtres jusqu’au point où il n’y a plus de murs, et la tour s’écroule. Nous pouvons nous mettre alors sur le chemin, à la rencontre d’un autre marcheur, en évitant d’entrer dans la tour d’un autre, d’un autre que l’on vampirisera afin de reproduire le décor de notre ancienne tour.

            Il faut toujours tomber. Temps de la marche, temps de la prose. Métamorphose.

Silence.

§

Vase communicant 2 :

Le vendredi 7 janvier 2011, Jérémie Szpirglas  m’accueille sur son blog inachevé.net :

11 novembre 1983… inachevé…

Je lisais déjà. Un peu, beaucoup, en désordre. De tout. Des romans, des essais, de la science-fiction ou de la bande-dessinée. Me souviens de mon grand-père maternel, cheminot, militant communiste et syndicaliste qui m’emmenait acheter Pif Gadget. Il me semble bien que c’était le jeudi à l’époque. Oui, c’était le jeudi. C’était au temps de l’enfance. Je lisais déjà. Un jour, ce fut jour d’hapax. Je ne connaissais pas ce mot évidemment, ce qu’il signifiait, ce qu’il symbolisait. Ne m’attendais pas aux conséquences qu’il cachait en lui. Forcément, on ne le sait qu’après, bien après, souvent en ayant oublié ce jour quand… un acte, une rencontre ou une découverte vous le remémore. Le jour de la bifurcation. Tu seras ci. Tu seras cela. Tu croiras ci. Tu croiras çà…Ben, non ! Je lisais déjà. Un livre. Les livres, c’est pour entretenir le doute. Pour ne pas tomber dans la facilité. Pour ne pas mourir… tout de suite… pour ralentir la chute… Icare, toujours. Je lisais déjà. Le livre. Un petit rectangle de 13 x 6 cm est le grain de sable qui a fait dévier ma chaussure de marche. Foulure existentielle. Ce jour ? C’était un 11 novembre. Le 11 novembre 1983. Jour de commémoration important dans la région où j’habitais alors. Né à Soissons, pas très loin du Chemin des Dames où s’allongeait la ferme de mon autre grand-père : la première explosée par l’obus allemand. Quand nous étions en primaire, le 11 novembre, nous allions à l’école, le matin. Nous nous rassemblions et partions pour le cimetière militaire qui se trouvait à proximité. Malicieusement, on nous donnait des bonbons. Raté. J’étais déjà intéressé et puis, je n’aimais pas les bonbons. Nous passions dans l’herbe verte sous la conduite de l’instituteur — patriarche — dans les allées aux croix blanches. Je lisais déjà. Les noms sur les tombes. Les noms des soldats morts au champ d’honneur. Mais le 11 novembre 1983, j’habitais à Reims. Je lisais toujours. Ce jour là, une chaine de télévision a diffusé une adaptation d’un livre de Blaise Cendrars : la main coupée. Je ne connaissais pas Blaise Cendrars. Je ne sais toujours pas pourquoi mais j’ai été littéralement happé par ce téléfilm. Patrick Préjean tenait le rôle principal, celui de Blaise Cendrars, engagé volontaire en 14 pour aller tuer le Boche comme je le lirais plus tard, défendre la liberté…bla bla bla… pas de cela chez Cendrars… j’y allais à la guerre pour tuer le boche, comme il disait. Je n’aimerais pas aujourd’hui revoir ce téléfilm. Il ne faut jamais revenir. Paradoxalement, je suis venu à la lecture intensive par la télévision, un écran. Fasciné par l’interprétation de Patrick Préjean, je découvrais un écrivain sans l’avoir au préalablement lu. Le lendemain matin, je me rendis dans une librairie de Reims, la librairie Michaud, qui n’existe plus aujourd’hui, remplacée par un marchand de sac à mains ou un coiffeur ou une banque ou…je ne sais pas. La librairie Michaud occupait un grand immeuble de style art déco, sur plusieurs étages. Je filais directement au rayon des livres de poche et trouvait dans la collection Folio cette main coupée. La ramassait. Henri Galeron avait illustré la couverture d’une main posée sur un sol vert, le bras coupé se terminant en une fleur aux pistils ébouriffés et aux pétales rouges vifs suintant d’une ou deux gouttes de sang. Le sang du combattant. Pas le sang du poète. J’apprenais par la suite qu’il était impossible à Cendrars d’écrire pendant la guerre. Le livre est toujours là, sur une étagère de ma bibliothèque dédiée au manchot contemplatif.

Il y avait du nouveau…

C’est la première phrase de la première histoire racontée par Blaise que j’ai lu : ce loustic de Blaise.

Il y avait du nouveau. Quelque chose était changé dans la conduite de la guerre.

J’ai refermé le livre. Un sentiment bizarre. Celui d’avoir trouvé ce que je cherchais. Chaque fois, recommencée, cette émotion.

Il y avait d’autres Cendrars que j’achetais ce jour : L’homme foudroyé, Le lotissement du ciel qui racontait l’histoire du gentil frère Joseph de Cupertino qui voletait dans les airs. Pratiquait la lévitation. Et Bourlinguer. Bourlinguer. Je me rappelle encore de la sonorité de ce mot que je lisais en silence. Bourlinguer. Bourlinguer. J’ouvrais le livre.

Je ne souffle mot. < silence >

Je regarde par la fenêtre Venise. < silence >

Je m’arrêtais. Tout de suite, je reconnus le ton qui m’avait séduit la veille en regardant l’adaptation télévisuelle. Je ne savais pas encore que ces livres allaient être mes catalyseurs littéraires. Bref, j’achetais les quatre volumes, écrits plus tard au temps d’une autre guerre, quand Cendrars s’était réfugié rue Clémenceau à Aix-en-Provence. Rue où je passe, chaque fois que je suis dans cette ville, accomplissant une sorte de pèlerinage, de rituel, moi, pourtant homme de peu de foi, complètement vacciné contre toute forme de rites ou de courbettes transcendantales. Mes économies y passèrent. Je revins quelques jours plus tard dans la librairie, ayant lu les quatre livres « aixois » pour en trouver d’autres. Je ressortais avec les poésies complètes en deux tomes de la collection Poésie de Gallimard, celles à la couverture couverte de petites images colorées représentant Cendrars coiffé de son mythique panama. Du monde entier au cœur du monde ! En janvier 84, effet du hasard qui arrive tout le temps, sortait le numéro 203 du magazine littéraire consacré à – devinez… avec le merveilleux portrait de Moretti. J’étais pris. Ma manie de faire des bibliographies, bien avant de penser devenir bibliothécaire, me conduisit à écumer les bouquinistes de Reims. Celui sous le passage vitré, près de la Place d’Erlon, avait ma préférence. A partir de Cendrars, l’an 1 après B.C., je sympathisais avec le vieux bouquiniste qui devait s’amuser de voir un jeune homme demandant des livres complètement atypiques ou peu lus. Lisant Cendrars, je découvris vite qu’il avait un maître : Remy de Gourmont. Personnage tout aussi fascinant que ce Blaise qui avait changé de nom pour devenir un autre. Je baignais dans ces histoires et continuais de faire mes demandes auprès du vieux bouquiniste. Je récupérais d’antiques Mercure de France, l’éditeur principal de Gourmont et repartais avec mes trésors, ravi. D’autres fois, je restais des heures dans la salle d’étude de la Bibliothèque Carnegie à Reims, seulement interrompu dans ma lecture par les bruits du parquet craquant sous les pas d’un nouveau lecteur s’installant. Moi, l’athée, je lisais d’une traite Le latin mystique de Gourmont qui était cité par Cendrars comme un de ses livres les plus importants. Je n’y comprenais pas grand-chose. Cette méthode de lire les écrivains cités, admirés, conseillés est toujours ma méthode : j’appelle cela lire en archipel, à l’image du navigateur parti découvrir une île puis une autre… Le hasard de la rencontre comme boussole. Gourmont, les symbolistes… et puis, Henri Miller… Et avec Miller, c’était reparti ailleurs, vers la littérature américaine… et une certaine vision jubilatoire du savoir… du rapport entre les êtres… je lisais ainsi… toujours faisant confiance au hasard et aux conseils des écrivains qui me servaient d’accélérateurs pour rattraper mon retard… « Moi, le mauvais poète qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout »…

Ecrit en l’an 28 après B.C.

Silence

Ma photographie de Cendrars, à AIX, prise par Doisneau photographie rescapée des inondations de Draguignan le 15 juin 2010

§

Vase communicant 1 :

Le vendredi 3 décembre 2010, Lambert Savigneux m’accueille sur son blog Les vents de l’inspire :

Tisseurs de joie…

© Peinture de Marie Morel , tisseuse de joie (Détail du tableau La forêt, 1999)

La joie

Le gris

« Il fait gris

Mais le gris est une couleur »

La joie commence là

Regarder ailleurs… autrement…

« Le lièvre mord à l’aube »

Le livre court à l’aube – La vie courante – alternative – L’ohm qui file

Que deviendrons-nous s’il y a des routes partout ?

Que deviendrons-nous s’il y a des villes partout ?

Pris au piège dans un écheveau de fils emmêlés

Pris au piège dans un arc-en-ciel de préjugés

Monter sur une chaise…

Le gris

La joie

Pas celle béante du ravi

Les mystères ne sont pas des merveilles

La vie filante comme une étoile

Les mystères sont des absences de pensée

Que l’homme –essentiellement – imaginaire

Comble par d’autres mystères

Au risque de perdre la joie

Démontons l’arc-en-ciel

Il est curieux, l’homme

Hein ! Il est curieux, l’homme.

Et bavard

Bavard

Rêve de tisser des brins d’herbe

Silence

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