Une correspondance de cartes postales numériques avec Sabine Huynh publiées sur son site Presque dire et le mien, Flânerie Quotidienne.
(T.S. Eliot)
« Evoluer le long du chemin est une chose ; relier des points en est une autre. » (Tim Ingold / une brève histoire des lignes)
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[Avec Sabine, suite à notre vase communicant du mois d’avril 2013, nous avions envie de continuer à partager cet échange sur nos blogs respectifs… de temps en temps, chez elle ou chez moi, vous retrouverez nos cartes postales. Elle, résidente de Tel Aviv, et moi, sis à Strasbourg… dirons nos quotidiens… deux regards de deux coins du monde… une autre actualité, un peu différente de celle que l’on reçoit – subit ? – chaque jour des médias traditionnels…]… Le classement est chronologique, c’est-à-dire que la première carte postale est celle que vous lisez juste en-dessous de ce texte. Silence.
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Partition de soleil (une carte postale de Tel Aviv de Sabine Huynh) – 28 mai 2013
De ton côté de la planète, ils se plaignent de la durée de l’hiver, d’un mois de mai imparfait, et les adjectifs dépréciatifs abondent sur les murs, gris sur gris.
Je t’envoie une partition de soleil, un théâtre d’objets offert par la rencontre entre l’ocre du matin et les pinces facétieuses. En espérant réussir à illuminer tes yeux le temps de cette lecture.
Sabine.
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On nous vole la mer (une seconde carte postale de Tel Aviv de Sabine Huynh) – 28 mai 2013
Cela fait un mois que j’assiste à ce spectacle pénible. Heure après heure, brique sur brique, on nous vole la mer, on nous avale le vent, on nous masque le regard. J’ai beau me dire qu’il nous reste le ciel, que personne ne pourra nous le prendre, mais je sais bien que même le ciel a pu être dérobé à d’autres. Le ciment pleure d’être là où il ne devrait pas.
Je me console en me disant que ces hommes qui ne sont pas payés pour regarder la mer s’en emparent quand même furtivement et la racontent le soir à leurs enfants.
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Des petits riens entre Lyon et Strasbourg (une carte postale de Franck Queyraud du samedi 8 juin 2013)
Dans le train entre Lyon et Strasbourg, un remue-ménage énorme dans le wagon. Un groupe de parents avec des enfants… Insupportables. Parents comme enfants, comme s’ils étaient à domicile dans l’espace public. À côté de moi, un couple de jeunes parents – modèle bon chic bon genre – que l’on imagine lisant tout ce qui concerne l’éducation de leur bébé ; bébé qui regarde avidement la bande dessinée que je tente de lire. Arrive le moment ou le bébé manifeste son ennui d’être tenu dans les bras… La maman le pose à terre dans la travée centrale du wagon. Comme tous les autres parents ou enfants n’arrêtent pas de se lever, bouger, gesticuler, elle enlève son bébé toutes les dix secondes du passage. Mais le repose inlassablement dans l’allée centrale. Finalement, le bébé, à quatre pattes parvient à atteindre un carré de quatre sièges où il y a six petites filles qui jouent à la DS, mangent gâteaux et boivent force boissons à bulles. Rattrapant juste avant qu’elles ne tombent à terre des gourdes lourdes déséquilibrées par le mouvement du train, et puis, gourdes qui finissent par tomber, à deux doigts de la tête du nourrisson. Dans ce chaos, la mère s’endort. Le bébé finit par atteindre un tas merveilleux formé par l’accumulation des baskets que les six jeunes filles ont enlevées. Le petit s’empare d’une basket et la met à la bouche. Sixième sens de mère ? Elle se réveille, voit le petit dégustant la chaussure de sport, se lève brusquement pour lui enlever l’objet de ses convoitises. Récupère son enfant. Me dit qu’elle va le garder avec elle… Les microbes, je pense… Elle le pose de nouveau près d’elle. Et d’un mouvement rapide, elle se déchausse et lui tend sa propre chaussure…
Un peu plus tard – Piochées sur ma Time Line Twitter, pour m’informer de l’actualité strasbourgeoise depuis mon départ, je te partage plusieurs infos traitées dans la limite des 140 caractères. Strasbourg : près d’un millier de personnes en soutien aux manifestants turcs – France 3 Alsace / Strasbourg : manifestation en faveur des lévriers – France 3 Alsace / Strasbourg #vidéos Courses de baignoires / Entre 500 et 800 fidèles ont participé à une « Marche pour Jésus » à #Strasbourg : F3 Alsace. 140 caractères pour simplifier le monde. Toutes informations traitées sur le même plan. Impression bizarre.
Ce qui est bien avec les cartes postales numériques, c’est cet espace non limité par la place ou le nombre de caractères.
Ce monde est fou ;)
Amitiés à toi, Sabine et salut à ta petite famille.
Franck
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Il a neigé à Tel Aviv-Yafo… (Une carte postale de Tel Aviv de Sabine Huynh) – Lundi 24 juin 2013
Il a neigé à Tel Aviv-Yafo. À l’aube. Les parents ont réveillé leurs enfants pour leur montrer. D’épais flocons sont tombés pendant une heure.
Je t’écris du plus vieux studio de photographie de la ville, Pri-Or, « fruit de la lumière » (un million de photos), où j’essaie de trouver un nouveau souffle pour un texte que j’écris depuis des mois sur cette métropole où je vis, ville insaisissable (elle s’échappe chaque jour un peu plus à travers les mailles de mes mots).
Il fait trente degrés dehors. Cela fait deux heures que je suis plongée dans des photos d’archives, des vignettes conservées dans de grands classeurs noirs. Je porte des gants en coton blanc. Je ne les enlève pas pour feuilleter un supplément en anglais du journal Haaretz de la semaine dernière, « Israel in Camera ». Il m’attendait sur le bureau où j’ai étalé une dizaine de cartes postales, toutes des photographies en noir et blanc du studio Pri-Or PhotoHouse, prises par Rudi Weissenstein (né en Tchécoslovaquie en 1910, arrivé à Tel Aviv de Vienne en 1936). Blanc comme la paix, noir comme les ombres de la Shoah. Le supplément couvre les soixante-cinq ans du pays avec des photos d’archives. Sur l’une d’elles, Adolf Eichmann, alors captif en Israël, chaussé de ses fameuses lunettes à monture noire et vêtu d’un pull, d’un pantalon et de chaussettes de couleur sombre, lit un livre, allongé sur un lit de prison, ou plus exactement sur un matelas posé sur une table et recouvert d’une couverture en laine. Sous sa tête, une couverture pliée lui sert d’oreiller. Sous ses pieds, une troisième couverture, pliée également. Une paire de pantoufles fourrées à carreaux monte la garde par terre.
Sur une autre photo, la neige tapisse le bitume. La légende dit que certains se sont inquiétés de cet hiver « européen », tandis que d’autres ont regardé leurs mains tremblantes en murmurant que c’était la première fois de leur vie qu’ils « tenaient » de la neige. L’ont-ils trouvée aussi froide que la glace du glacier « Glidat Brooklyn » dont l’image montre l’enseigne ? Enseigne sous laquelle un(e) résident(e) promène un schnauzer au pelage aussi blanc que la poussière de fées.
Nous sommes le 6 février 1950, et c’est une merveille d’être en vie pour voir cela.
(Tel Aviv, le 24 juin 2013)
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Qui prend encore le temps, aujourd’hui, de grimper à un arbre en pleine ville ? (une carte postale de Franck Queyraud du samedi 29 juin 2013)
Qui prend encore le temps, aujourd’hui, de grimper à un arbre en pleine ville ? D’observer les Poiseaux ou les Oissons ; qui signent les uns, leurs trajectoires par un reflet sur l’onde ou pour les autres, viennent respirer une bulle de ce ciel bleu au-dessus de la rivière… rivière qui porte nom d’ill ? Dans cette ville de S. où je me balade depuis presque trois mois, tantôt rive droite, tantôt rive gauche ; le long des bras de ce cours d’eau qui, un peu plus loin, se jette (rejoint ? c’est mieux, non ?) dans le Rhin. L’homme qui marche est un manga paru en France en 1995. Je ne sais pas, Sabine, si tu connais cette bande dessinée de Jiro Taniguchi qui raconte l’histoire d’un citadin d’une ville japonaise, flâneur et un peu dans la lune, qui longe les bords d’une rivière sans trop s’occuper du temps qui passe. Qui regarde des choses que l’on ne voit plus. On ne sait pas quel est son métier la journée. Cela n’a aucune importance. Dans le livre, la journée – chaque chapitre – ne commence que lorsque cet homme commence ses flâneries. J’aime les titres de celles-ci qui sont autant de courtes nouvelles dont je te liste les titres : observer les oiseaux, tombe la neige, dans la ville, grimper à l’arbre, il pleut, nager dans la nuit, après le passage du typhon, le long chemin, la nuit étoilée, dans la ruelle, un paysage flou, sous le cerisier, objet perdu, l’aube, un store en roseau, un bon bain, voir la mer… Cette longue phrase, on dirait un poème séquencé dans le fil du cours du livre… Depuis, Jiro Taniguchi est devenu un dessinateur reconnu, mondialement connu… Mais moi, c’est toujours un plaisir renouvelé de lire ce manga… A partager avec ta fille ainsi que cette image des chouettes prise hier dans un escalier lors de la remise des diplômes de la Hear. Hear ? Hear est la Haute Ecole des Arts du Rhin où pas moins de 108 jeunes hommes et jeunes femmes venant des quatre coins du monde présentent tous ce weekend, leurs travaux de fin d’étude. J’ai notamment discuté avec une jeune artiste qui s’interrogeait sur la définition de la culture. Elle écrit dans l’introduction de son mémoire : «mon parcours d’étudiante en publicité, puis en design graphique et enfin en didactique visuelle m’a amenée à m’interroger sur l’éthique de ma future pratique. Il m’a semblé alors évident de séparer deux domaines d’intervention : le commercial et le culturel. Autant écarter tout de suite le premier ; mes premières années d’études m’ont permis d’apprendre à manipuler les signes afin de pousser les individus à consommer. Je préfère manipuler les images aux bénéfices des gens. » (Images de quartiers d’images par Sandra Seruch. – Didactique visuelle, Hear, 2013)… Je ne sais pas vraiment ce qu’est la didactique visuelle… Cela n’a aucune importance, chacun son jargon… mais trouve très frais – très chouette les interrogations de cette jeune artiste… Hear… J’entends, je vois, je respire…
Bien à toi et à ta petite famille…
Amitiés,
Franck…
P.S. : ah j’oubliais, nous avons signé ce jour avec ma compagne le bail d’un nouvel appartement, très lumineux et très grand et me réjouis de récupérer prochainement ma bibliothèque personnelle, stockée chez un ami des bords de la méditerranée. Et pour faire écho à la dernière phrase de ta récente carte postale, une citation du poète manchot : « Le simple fait d’exister est un véritable bonheur. » (Blaise Cendrars)
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Les demoiselles : d’un écho à l’autre… (une carte postale de Franck Queyraud du mercredi 10 juillet 2013)
Elles sont deux. Elles ne dansent plus, elles… Elles sont jumelles aussi… nées sous le signe de l’industrialisation et des trente glorieuses… et, ici, dans la ville de S., on les surnomme Les Demoiselles. Trouvaille faite il y a deux jours, entendue serait plus précis. Je passe sous elles deux ou trois fois par jour pour rejoindre mon lieu de travail. Elles me font penser aux grues que je construisais avec mes boites de mécano, et comment j’enrageais petit, car n’ai jamais pu obtenir les petits moteurs pour actionner poulies et filins, petits moteurs vendus en option. Tant pis, je redoublais d’imagination, m’en moquais… Je te parle Sabine de ces demoiselles car ce matin en ouvrant mon outil de veille rassemblant mes blogs de lecture quotidienne, j’ai souri en lisant le premier épisode du feuilleton de l’été d’Anne Savelli, appelé Mes demoiselles. J’aime bien ces effets du hasard ou de l’attention. As-tu remarqué cela, Sabine, que lorsque l’on commence à s’intéresser à une chose, ce type de phénomène se produit constamment ? Est-ce une affaire d’attention ? Les choses les plus compliquées dès que l’on est dans cet état de tension, propre à l’attention, deviennent très vite plus intelligibles. Déclics que l’on pourrait penser liés à la maturité de la pensée, mais il n’en est rien, on peut avoir ces lumières tout petit. Le temps ne fait rien à l’affaire, a chanté le poète sétois. Dans ce livre que j’écris en ce moment, qui s’appellera sans doute Dans la ville de S., je peux dévoiler une autre trouvaille qui vient de m’émerveiller… A huit neuf ans, j’étais fasciné par une série de la télévision : L’homme du Picardie. J’étais tombé littéralement fasciné par ce feuilleton et rêvais d’habiter sur une péniche. Picardie était le nom de cet automoteur de 30m (on ne dit pas péniche chez les mariniers) comme il est expliqué très didactiquement dans l’introduction au premier épisode. Comme je lis actuellement beaucoup autour de l’histoire du port où sont installées mes deux demoiselles, me suis replongé dans le monde des mariniers. Retrouvé une copie du téléfilm. Et revu le premier épisode. Me suis rendu compte – à mon âge avancé – de la tristesse infinie de ce téléfilm qui conte la dure réalité d’une famille de marinier, les Durtol. Suis passé complètement à côté, du haut de mes moins de dix ans… Mais le plus surprenant, en visionnant ce souvenir d’enfance, c’est de découvrir qu’à la 24ème minute, l’histoire se déroulait dans la ville de S. où je réside aujourd’hui, et tout autour du Port du Rhin où je flâne, passant chaque jour sous les deux demoiselles immobiles… à présent… Musique… Mi fa sol la mi ré… La boîte de Mélancolie n’est pas toujours là où…
Bien à toi et à ta petite famille…
Amitiés,
Franck…
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Observer les oiseaux (Une carte postale de Tel Aviv de Sabine Huynh) – Vendredi 12 juillet 2013
Deux cartes de toi sont arrivées dernièrement. Elles m’ont ravie. Tu m’y demandais si je connaissais L’homme qui marche de Jiro Taniguchi. Ma réponse est non, mais je suis sûre qu’il me plairait de lire cette BD et de la faire connaître à ma fille, comme tu le suggérais. L’un de mes frères, très féru de manga japonais, la connaît peut-être. Quand ma fille a vu la photo de la chouette que tu lui avais envoyée, elle a penché la tête, a réfléchi quelques secondes, et s’est écriée : « TIC TAC ! ». Sa chambre abrite un hibou rose et noir qui nous donne l’heure.
Tu as parlé d’observer les oiseaux dans la ville de S., tu sais que je l’ai fait ici ? Pour écrire un recueil de poèmes qui paraîtra en octobre. Ma fille aime aussi les regarder, le matin à sept heures, quand elle prend son biberon sous les nuages, dans mes bras. Elle en reconnaît certains, comme les pigeons, les corbeaux, les matins-pêcheurs et les toucans, qu’elle appelle par leurs noms (en hébreu et en français). Pigeon : yona. Corbeau : orève. Martin-pêcheur : shaldague. Toucan : touki. Il n’y a que les colibris qu’elle appelle « oiseau katane katane » (« petit petit »), parce que le terme en hébreu est trop compliqué pour elle (yonèke ha-dvache : « qui tète le miel »).
Elle sait que le soir ils partent dormir dans les arbres. S’ils lui manquent, elle court chercher son livre A Photographic Guide to Birds of Israel and the Middle East. Je crois qu’à Tel Aviv il y a un million et demi d’habitants et autant d’arbres, et autant d’oiseaux.
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Je n’ai pas marché pour écrire (Une carte postale de Tel Aviv de Sabine Huynh) – 22 juillet 2013
Photo : Tel Aviv, librairie Sipour Pashout (« histoire simple »), Sabine Huynh
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Tu sais, Franck, grand flâneur, je n’ai pas marché pour écrire, alors que j’étais sûre au départ que c’était ce qu’il fallait que je fasse, pour accoucher de ce texte poétique sur la ville de Tel Aviv qu’attendait le peintre André Jolivet pour notre livre d’artiste (à paraître aux éditions Voltije). Ce texte difficile a occupé mon esprit ces derniers temps, à un tel point que j’ai oublié de te répondre, pardon. Mais je profite de ton anniversaire pour t’écrire et t’envoyer cette carte postale…
Je ne me suis pas assise chaque midi à la terrasse d’un café non plus, en laissant traîner mes oreilles dans les conversations et en prenant des notes, comme j’avais prévu de faire, dans le but de m’imprégner de l’atmosphère de la ville. Au moins trois terrasses par quartier (oui mais lesquelles ?) à raison d’une terrasse par jour, m’étais-je dit… Tel Aviv est divisée en neuf zones comprenant plusieurs quartiers chacune, et des terrasses à tous les coins de rue… Mon texte n’aurait jamais été prêt avant l’an 2020 !
J’ai bien tenté d’écrire en marchant, un soir : je notais des bribes saisies au vol, qui, mises bout à bout, formaient un cadavre telavivien drôle et incongru, comme un poisson avec une tête de chat… Cette marche dans les pages du calepin n’avait rien d’une flânerie – je ne regardais pas où j’allais – je m’en suis lassée au bout d’une heure.
Je n’ai pas lu non plus, alors que les derniers mois des proches qui soutenaient mon travail m’avaient offert plusieurs ouvrages sur Tel Aviv. J’avais peur de ne plus savoir quoi dire sur cette ville après, peur d’être intimidée par les beaux discours de ces livres.
Il est indéniable que j’ai passé des heures délectables et studieuses au magasin de photographies dont je t’ai parlé la dernière fois, Pri-Or, mais je n’ai rien gardé de ce que j’ai écrit sur les images qui m’avaient inspirée, parce que cela partait dans la description et l’anecdotique et ne convenait pas à ce que je voulais faire.
Que voulais-tu donc faire ?, tu dois te demander… Je voulais parler d’elle sans parler d’elle… Alors j’ai saisi son corps cassé, agité et suant dans mes bras, je l’ai plaquée contre moi, j’ai dansé sur son rythme tachycardique, puis je l’ai bercée jusqu’à ce qu’elle se blottisse dans mes phrases, sublime d’abandon et d’humanité. Il fallait ce corps à corps pour qu’elle me laisse enfin écrire entre ses blessures, moi le corps étranger greffé en son sein. J’imagine que ton rapport à la ville où tu loges est plus serein que cela…
Joyeux anniversaire, cher Franck, et que livres et joies continuent à remplir ta vie !
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Merci Sabine pour ce cadeau inattendu… depuis deux jours, en train de préparer le déménagement (mon 15ème ? faudrait que je note toutes les adresses de mes domiciles successifs, comme ce cher Blaise Cendrars qui raconte, je ne sais plus dans quel texte, cette remémoration… ) Demain est le grand jour… l’arrivée pour 8h des déménageurs et je pourrai ensuite construire l’architecture de bois qui accueillera bientôt ma bibliothèque encore en carton dans une ville méditerranéenne… Même à l’ère passionnante du numérique, difficile de ne pas vivre entouré des voix des auteurs du monde… Il est tard, je suis épuisé, mais ta carte postale m’a redonné énergie et vitalité… Enfin, je ne suis pas certain que mon corps à corps avec la ville de S. soit plus serein… c’est la première fois – sauf peut-être un temps à Grenoble – que je me sens plein de désir pour un lieu où je vis, respire, vis… Tout me semble nouveau… impression de comprendre et voir pour la première fois des choses qui m’échappaient… Il y aussi tous les fantômes qui sont dans nos têtes qui provoquent peut-être cela….
Merci encore et salut à ta petite famille…
Franck
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« Je possède des ailes » mais ne le sais pas… pourtant « usager de l’espace »… (une carte postale de Franck Queyraud du 1er novembre 2013)
Jardin botanique de Strasbourg
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Ce sont tes colibris qui volent à reculons qui viennent te porter cette nouvelle carte postale. Depuis la dernière, le temps a filé… même si parait-il, il n’existe pas. Ne m’en suis pas rendu compte, pris par des activités quotidiennes chronophages qui empêchent la flânerie. « Un jour le passé ne revient plus » et nous tentons, en écrivant, d’en conserver des bribes, des traces… et je ne sais pas si c’est une bonne idée. Une nécessité ? Je ne sais pas si cette activité d’écrire est vraiment… quel mot choisir ?… sérieuse ? Ce n’est pas ce mot là… je ne trouve pas… L’important est de chercher ? Tiraillé, en permanence, suis… mais je lis… je lis les textes de ma compagne, lis et relis ce qu’elle a écrit : « dessinons ces pontons où poser nos derrières pour lire tous horizons, ou presque. »… je lis… te lis aussi, Sabine… alors… je me demande où le temps file, se cache… et cette même impression : « Comme un colibri / je vole dans tous les sens / sans répit / portée par le souffle / de nouveaux chants / si une langue il me faut choisir / sans demeure je suis. » La lecture est un besoin insatiable… Ma nourriture… Le souffle, c’est le titre d’un livre que j’essaie d’écrire depuis l’âge de mes vingt ans… et le temps a filé… et s’accumulent les fragments… et ce souffle qui conduit mes pas, j’aimerai bien arriver un jour, enfin, à le capturer, le mettre dans la cage du livre que j’imagine, dont je rêve depuis tout ce temps, même si je ne fermerai pas la porte de la cage. Mais sans cesse, ce doute… Comme dit Perec : « Mais enfin, au départ, il n’y a pas grand-chose : du rien, de l’impalpable, du pratiquement immatériel : de l’étendue, de l’extérieur, ce qui est à l’extérieur de nous, ce au milieu de quoi nous nous déplaçons, le milieu ambiant, l’espace alentour. » Qu’est ce qui fait que nous trouvons le monde gigantesque autour de nous, tout petit et que nous ayons envie d’en créer un nouveau qui ne prendrait seulement vie que lorsqu’un lecteur parcourrait la page blanche du livre ou maintenant, l’écran rétro éclairé de nos nouveaux supports de lecture ? Créer une nouvelle Terre du milieu à l’image de l’écrivain exilé en Angleterre : combien il a dû s’ennuyer pour pouvoir créer ce monde si réel, avec ses tours et ses anneaux ? Nous ne sommes pas comme les chats. « N’importe quel propriétaire de chat vous dira avec raison que les chats habitent les maisons beaucoup mieux que les hommes. Même dans les espaces les plus effroyablement carrés, ils savent trouver les recoins les plus propices. » écrit Perec, toujours, dans cette pensée placide n° 1. De mon impossibilité actuelle de demeurer placide… et « suivre du doigt la fêlure / avec une nostalgie de mousson »…
Merci Sabine pour ces Colibris à reculons…
Bien à toi et à ta petite famille…
Amitiés, Franck…
Notule pour faire signe :
Les textes de Georges Perec sont extraits d’Espèces d’espaces, parus aux éditions Galilée, la première fois en 1974.
Sabine Huynh a fait paraître Les colibris à reculons aux éditions Voix d’encre, accompagnés des craies noires de Christine Delbecq, en septembre 2013.
Les textes et les images de WingsOfFlo sont à lire ici.
Et une pensée pour JR.R. Tolkien…
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Notre petit monde enneigé à nous (une carte postale de Tel Aviv de Sabine Huynh) – 13 décembre 2013
Cher Franck,
Comment vas-tu ? Comment s’est passée ta semaine ? Et l’inauguration, dont j’ai eu vent grâce aux réseaux sociaux ? Merci pour ta carte de Strasbourg du premier novembre, une carte de questions automnales, avec ses doutes semés dans le sillage de ton souffle créateur.
J’avais l’intention de te répondre dans les jours qui ont suivi, mais comme tu le sais, ceux-ci n’ont pas été des plus gais, causant la dégringolade de tous les autres, dans un tourbillon étourdissant de tristesse qui a englouti tout novembre. Nous sommes le 13 décembre, l’hiver est là, à Strasbourg comme à Tel Aviv, mais tout va bien à présent, je suis heureuse de t’écrire, heureuse de te dire merci (pour les colibris et le reste).
Novembre m’aura appris à me serrer encore plus fort contre les êtres qui m’aiment réellement, pour ne laisser aucun interstice entre leur amour et moi, failles où pourraient s’immiscer les saboteurs de bonheur. « Le libertaire qui veut la liberté en soi, indépendamment de moyens qui la rendraient possible, est le saboteur de la liberté, comme le vériste qui dit la vérité à tout prix et tout de suite, absolument, purement et simplement, dût le genre humain en crever, est le saboteur de la vérité ! » (Vladimir Jankélévitch, Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 215).
En ce qui concerne ce qui laboure tes propres pensées : ne te tourmente pas, Franck, tu continues à les dérouler et les remplir, les pages de ton livre, même s’il n’existe peut-être pas encore en tant qu’objet. Tu l’écris sans relâche, même quand tu m’écris, et quand tu lis les autres, comme tu sais si bien le faire, cher Franck flâneur qui arpente et récolte pour partager.
Pourquoi vouloir ce livre, te demandes-tu… Pourquoi vouloir notre propre livre, notre petit monde enneigé à nous sous une boule de verre, à l’intérieur du grand monde que nous ne saurons jamais habiter avec autant de grâce et de contentement que les chats ? Ce désir de création s’apparenterait-il à un désir de pater/mater/éternité ? Vastes questions. Je ne puis que te répondre de te concentrer sur ce qui fait actuellement la joie et la fierté de tes jours (ta compagne, tes flâneries, ton travail enthousiasmant qui génère les belles rencontres dont tu m’as parlées). Concentre-toi sur ce que tu as récolté de doux et de lumineux, et que tu mérites. Le reste suivra, se mettra en place, en temps voulu. Les graines sont déjà plantées, Franck, tes mains le savent. Il pleut et la terre irriguée est fertile, l’écriture fluide. Reste confiant.
Je t’embrasse.
P.S. : Ayant beaucoup à te dire aujourd’hui, je t’écris aussitôt une autre carte postale, n’ayant plus de place au dos de celle-ci…
Chouette, c’est Noël avant l’heure, deux cartes postales numériques de suite… Bien à toi Sabine, à ta petite famille et à ton visiteur… Franck
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C’est ça, la vraie punk attitude (une carte postale de Tel Aviv de Sabine Huynh) 13 décembre 2013
Cher Franck,
Aujourd’hui il pleut il grêle il gèle à Tel Aviv et ma voix est cassée. Tu te souviens de la carte que je t’avais envoyée en juin, où l’on voyait l’une des artères de ma ville recouverte de neige ? « L’hiver européen » s’était abattu ici en février 1950, du jamais vu. Eh bien, sache que les commerçants disent qu’il est revenu, après soixante-trois ans d’absence. Personne ne veut y croire : les gens s’obstinent à sortir, les uns sans manteau, les autres sans parapluie, et certaines les jambes nues, réchauffées uniquement par le carmin de leurs lèvres et serrant un châle ajouré sur leurs fines épaules hâlées. Et moi, je continue à espérer pouvoir nager dans la piscine Gordon dimanche (piscine en plein air au bord de la mer, remplie de l’eau de celle-ci). Les photos à la une des journaux d’hier matin montraient des bonshommes de neige (que j’aime la bonhomie dorée de ce peuple qui me nourrit comme le fait une tresse de pain).
Hier soir mon corps a été secoué, ravivé, non pas par la foudre mais par Fortis : le chanteur israélien Rami Fortis, le père du rock-punk israélien, et membre de l’ancien groupe post-punk Minimal Compact (1981-1988, basé à Amsterdam et dont on peut entendre la chanson « When I go » dans la B.O. des Ailes du désir, de Wim Wenders). Rami Fortis a donné un concert avec ses cinq musiciens dans le kibboutz Givat Brenner, à une demi-heure au sud de Tel Aviv. Plus de deux heures d’une générosité et d’une intensité inégalables, et toujours avec ce sourire d’enfant, ces sauts joyeux de cabri rebelle à toute autorité, ce petit air de gouaille, même si, si l’on en croit Fortis lui-même, « Fortis le fou est devenu Fortis le normal, mainstream, rangé… Mais, les amis… Tout n’est que fiction ! » Pied de nez.
Des paroles entonnées par toute la salle, contre la mentalité guerrière (aux refrains en arabe), contre le mur de Berlin qui sépare les deux hémisphères de notre cerveau, contre le pouvoir aliénant de la télévision… et pour raviver les étincelles de l’amour aussi. En guise d’intermèdes, les projecteurs éclairaient le public et Fortis s’est entretenu avec nous, nous répétant combien il nous aimait, profondément, notamment parce que nous étions là avec lui, malgré le froid et la pluie, même si celle-ci, nous a-t-il dit, est toute relative et que sa force n’est que dans notre tête : « Tout est dans ta tête… Tu es grand, je suis petit… C’est tout dans ta tête… Ce serpent, il est dans ta tête… » (Fortis).
C’est ça, la vraie punk attitude, no bullshit et no shit, juste des vagues d’humanité, de générosité, électrifiantes, qui réveillent les corps emmurés dans leur ciment de certitudes et d’incertitudes.
J’ai regardé mon compagnon chanter avec Fortis. Je n’ai pu m’empêcher de lui crier que c’était bon de le voir ainsi, de le retrouver enfin.
Ma voix est cassée ce matin, tant mieux, en la recollant je peux lui donner une nouvelle forme. L’amour de Fortis est à ce point libérateur.
Je t’embrasse Franck, à bientôt, ne prends pas froid surtout.
Ici, à Strasbourg, cela fait trois jours que nous sommes dans le brouillard… et oui je me souviens de minimal compact… les avait écoutés à l’époque… je n’avais pas souvenir du nom de son leader… et je crois que je ne savais pas que le groupe était originaire de Tel Aviv… Fortissimo ;) et un peu de miel pour recoller la voix… Amitiés et bonjour à ton compagnon et votre puce… elle, elle doit être contente de la neige, si elle arrive… ?
Franck
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Partout, j’entends le chant des colibris de Tel Aviv…
(une carte postale de Franck Queyraud du 9 mars 2014)
D’autres oiseaux par FQ
Chère Sabine,
Ce matin, le ciel est de nouveau bleu à Strasbourg, les chants des oiseaux célèbrent le printemps qui a poussé l’hiver, pas très en forme cette année… je savoure ce bonheur de pouvoir dire, écrire, t’écrire, dessiner, sourire, me promener libre dans le jardin botanique, mille choses encore comme écouter les oiseaux que les chats affalés dans des canapés à fleurs n’attrapent plus… ici.
Il parait que dans une quarantaine d’années, le climat strasbourgeois ressemblera à celui des bords de la méditerranée. Voici enfin une nouvelle carte postale en réponse aux deux que tu m’as envoyé en décembre… et oui, j’aimerai bien entendre, un jour, ton compagnon chanter avec Fortis sur ces airs que j’écoutais au temps de mon adolescence… le temps passe si vite… j’ai l’impression que c’était hier…
Hier, hier soir justement, une soirée poétique avait lieu à la Médiathèque André Malraux pour le lancement de l’anthologie du printemps de poètes aux éditions Bruno Doucey : La poésie au cœur des arts. Nous avions invités plusieurs poètes pour un récital et le lancement du Blogart : le web-livre numérique associé au recueil de papier, belle expérience collective de médiation autour de la poésie. La soirée d’hier était envoutante : les voix des poètes s’enchainaient ; les sonorités du français se mélangeaient avec l’arabe, le persan et l’hébreu ; un peintre, Gilbert Conan et un musicien Christophe Rosenberg interagissaient, complices, des mots entendus. Tous les souffles s’entremêlaient. Nous écoutions. Il y avait Bruno que tu connais. Il y avait la poétesse syrienne, Maram al-Masri qui nous a émue en révélant l’effroi de la liberté disparue de son pays, sa fragilité semblable au vol de l’oiseau – comme si d’un seul coup, il n’y avait plus d’air pour porter l’aile qui effleure, légère, l’atmosphère qui nous fait respirer – ; la diction syncopée des poèmes de Garous Abdolmalekian accompagné de sa traductrice, Farideh Rava, scandant lui aussi la liberté, les cages où les états enferment les hommes et un oiseau de paix qui tente, tente de s’envoler… Il y avait la douce brise de l’hébreu d’ Hadassa, Haddasa Tal qui soufflait ses mots, les mots de ses poèmes, ses poèmes emplis d’air et d’oiseaux…
Ce matin, en ouvrant au hasard, Dans un fracas de plumes, son recueil de poèmes, le premier mot lu fut : colibri.
« Dans la verdure d’un cyprès
Le soleil verse
Ses rayons
Un colibri rame sur une feuille de géranium
Minuscule comme
Pour se poser
Sur la paume
D’un enfant. »
L’oiseau. La paume de l’enfant. Au repas qui a suivi le récital, nous avons parlé de Tel Aviv, d’Avishai Cohen et d’Eytan FOX, du plaisir de jardiner, et de toi, de nos échanges. Je n’avais pas encore saisi, hier soir, que peut-être, Hadassa et toi, regardiez les mêmes colibris…
« Comme un colibri
Je vole dans tous les sens
Sans répit
Portée par le souffle
De nouveaux chants
Si une langue il me faut choisir
Sans demeure je suis. »
Non plus. Pareil. Je ne veux pas choisir. Je veux entendre tous les chants, voir tous les vols des oiseaux. Vos deux livres – celui d’Hadassa et le tien – sont remplis d’oiseaux… de leurs vols, de leurs fragilités…
Hier matin, j’ai accompagné ma fille à l’aéroport. Après quinze jours de vacances, elle repartait vers les bords de la méditerranée où elle réside. Pendant le trajet, elle m’a récité une dernière fois le poème qu’elle venait d’apprendre et qui est l’œuvre d’un des poètes que nous aimons tous les deux :
« Un village écoute désolé
Le chant d’un oiseau blessé
C’est le seul oiseau du village
Et c’est le seul chat du village
Qui l’a à moitié dévoré
Et l’oiseau cesse de chanter
Le chat cesse de ronronner
Et de se lécher le museau
Et le village fait à l’oiseau
De merveilleuses funérailles
Et le chat qui est invité
Marche derrière le petit cercueil de paille
Où l’oiseau mort est allongé
Porté par une petite fille
Qui n’arrête pas de pleurer
«Si j’avais su que cela te fasse tant de peine,
Lui dit le chat,
Je l’aurais mangé tout entier
Et puis j’aurais raconté
Que je l’avais vu s’envoler
S’envoler jusqu’au bout du monde
Là-bas où c’est tellement loin
Que jamais on n’en revient
Tu aurais eu moins de chagrin
Simplement de la tristesse et des regrets.»
.
Il ne faut jamais faire les choses à moitié. »
.
(« Le chat et l’oiseau » – Jacques Prévert)
Je ne sais pas pourquoi j’aime autant la poésie de Jacques Prévert, celle d’Hadassa Tal ou la tienne, Sabine. Parce que., aurait dit Prévert…
Il ne faut jamais faire les choses à moitié. Plus je marche dans cette ville et plus je lève la tête au ciel pour voir les oiseaux qui passent et se posent, libres, dans les arbres.
Les oiseaux, je ne peux pas les imaginer sans les arbres…
Bien à toi, Sabine, à Orlane et ton compagnon…
Amicalement
Franck
Les recueils cités sont :
Dans un fracas de plumes/Hadassa Tal. – Editions Bruno Doucey, 2014.
Les colibris à reculons / Christine Delbecq. – Voix d’encre, 2013.
La poésie au cœur des arts / sous la direction de Bruno Doucey et Christian Poslaniec. – Editions Bruno Doucey, 2014.
Elle va nue la liberté / Maram al-Masri. – Editions Bruno Doucey, 2013
Nos poings sous la table / Garous Abdolmalekian. – Editions Bruno Doucey, 2012.
Histoires / Jacques Prévert. – Gallimard, 1963.
A suivre…
Poétique