Habiter poétiquement le monde ? Chaque jour… Un paragraphe. Écrire – retenir, noter – un instant quotidien, une pensée, une action, une lecture, une musique… et publier le mois suivant… Journal topographique extime.
1 -« Les mots sont les conséquences des choses. Ils sont la fiction que l’on élabore autour des choses, par-dessus, pour les rendre pensables, habitables, visibles, touchables. Le degré de sophistication auquel le langage est parvenu au cours des âges est proprement inouï. Mais si les mots sont les conséquences des choses, sans mots pour les désigner les choses n’existeraient pas. Le chemin que nous empruntons quotidiennement pour aller des uns aux autres, et inversement, comme un réflexe, sans même y accorder la moindre pensée, comme s’il y avait là un mouvement naturel, est une ligne de crête qui, comme telle, côtoie la faille, comme le savent bien tous ceux qui se préoccupent de philologie, d’étymologie, de toponymie, de linguistique, voire de psychanalyse. Sans parler des écrivains… Sans mots les choses n’existent pas. » (À la lecture / Véronique Aubouy, Mathieu Riboulet. – Grasset, 2014.) La phrase en italique est de Justinien et figure dans le livre II de ses Institutions.
« Sans mots, les choses n’existent pas. » Ce qui est à la fois tout à fait juste du point de vue humain qui a perfectionné cette technologie – le langage, mais aussi complétement faux : les choses existaient avant l’arrivée des humains sur cette planète. Une chose sans nom n’implique pas qu’elle n’existe pas.
2 – Débuts de nouvelle. – Non, ce n’est pas que je trouve la ville moche. C’est plutôt que l’on surestime la beauté de la ville. Bien sûr, dans la ville, il y a des ambiances qui nous font du bien. Mais souvent, elle est la vile avec un seul l montrant son vrai visage. Un autre lieu pour enfermer ceux qui y vivent. Ceux qui la dirigent vivent sur les hauteurs, ou bien à l’extérieur, proches de la nature. Et se moquent, de nous, ceux qui prétendent être bien en ville.
3 – La qualité d’un livre dépend-il de sa réception critique ? Non. L’air du temps est souvent mauvais conseiller. Des auteurs sont encensés par la dite critique, leurs livres devenant incontournables. Comme les bouteilles d’une cave à vin, certains livres lus quelques décennies plus tard sont éventés.
4 – Pour être écrivain, il faut vivre caché, comme un photographe derrière son boitier et en évitant les miroirs, pour ne pas tricher.
5 – « Avoir toujours respecté le mot barde : la voix ne peut aller sans l’incantation, sans les mots qu’elle ordonne et qui lui servent de matière. » in Fragments du dedans / @fbon
6 – Je rêve d’un site internet qui reprendrait dans l’ordre chronologique toutes les photographies des photographes morts sans que tous leurs héritiers, leurs ayants-droit, ces vampires, n’aient leurs mots à dire, mots ciseaux. Dans mon testament, je libérerai toutes mes photographies et mes textes pour que tout tombe immédiatement dans le domaine public. Mais en ai-je simplement le droit ?
7 – Je me demande ce que Judith Schlanger pense du parcours de Vivian Maier, cette photographe qui n’a pas souhaité être connue, qui n’a pas souhaité participer à cette comédie humaine du monde des l’êtres et finalement, a laissé que de magnifiques traces : ses photographies…
8 – » Pour quoi milites-tu ? : « Convaincre est infécond », disait Walter Benjamin. J’ai essayé de détacher un à un tous les fils, dans l’écriture et autour, qui pourraient se relier à une militance. L’écriture ne s’en sent pas plus mal, y compris là où on s’explique avec le monde. » (in réponse de François Bon : Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? / Martin Page et Coline Pierré. – Monstrograph, 2018)
9 – « Le monde est rempli d’objets / plus ou moins intéressants / je n’ai aucune envie / de lui en faire supporter un de plus / silence / et pourtant… » via @FlusserJ
10 – CECI N’EST PAS POUR VOUS. – « Je fais encore des cauchemars. D’ailleurs, j’en fait si souvent que devrais y être habitué depuis le temps. Ce n’est pas le cas. Personne ne s’habitue vraiment aux cauchemars. » Premières phrases de La Maison des feuilles de Mark Z Danielewski, Denoël, 2002…
11 – La fin des taons n’est pas pour demain #lesironiques
12 – Être un autre ? est le thème de ce livre mais – à quoi bon, comme aurait dit un autre. Les autres sont innombrables. Quel temps perdu à (se) comparer, à envier des chemins qui ne vous concernent que peu. Quelle chance de n’avoir jamais voulu être un autre. Quelle perte (de,) ce temps qui passe si vite avec sa bonne tête d’homme invisible. Et ces secondes, ces minutes, ces heures qui passent suffisent à faire de vous ce que vous êtes. Nietzsche est un humoriste méconnu. On ne peut qu’être celui qu’on est, sans haine. Un flâneur le long d’une rivière qui coule depuis avant votre naissance.
13 – « CAPANEO – Il était aussi impossible d’aimer Valerio que de le détester : son incapacité, son infériorité étaient telles que les premiers contacts suffisaient à l’exclure du cercle normal des relations humaines. Il avait été petit et gros : petit il l’était toujours, et la peau flasque de son visage et de son corps témoignait mélancoliquement de son embonpoint de naguère. Nous avions travaillé longtemps dans la boue polonaise. Il nous était arrivé à tous de tomber dans la boue épaisse et gluante du chantier, mais par ce reste de fierté animale qui subsiste au fond de l’homme le plus misérable, nous nous efforcions d’éviter les chutes, ou du moins d’en limiter les effets ; car un homme qui tombe, un homme à terre est un homme en danger : il réveille des instincts féroces et excite le rire avant la pitié. Mais Valerio, lui, tombait constamment, plus que tout autre. Il suffisait du moindre heurt, et de moins encore ; parfois même il était manifeste qu’il s’y laissait tomber exprès, dans la boue, pour peu que quelqu’un le rudoyât ou fît mine de le frapper : de toute sa modeste hauteur il croulait dans la terre molle, comme s’il se fût agi d’un sein maternel, comme si pour lui, à l’instar de ceux qui marchent sur des échasses, la position verticale eût été toute provisoire. La boue était son refuge, sa défense putative. Il était le bonhomme de boue, la couleur boue était sa couleur. Il le savait ; le peu de lucidité que lui avaient laissé les souffrances qu’il endurait lui disait qu’il était risible. » (Lilith / Primo Levi)
14 – L’exactitude n’est pas la vérité aurait dit Matisse. Cela pourrait faire le sujet d’un livre de 1000 pages.
15 – « On se demande comment ça pourrait finir. / C’est accentuer, insister, creuser, délimiter tel ou tel contour, proposer aspérités ou arêtes. / Reconduire au lendemain le bruit des autres fois. » via Sandor Krasna
16 – Les mots « bienveillance » et « empathie » sont définitivement retirés de mon vocabulaire. Trop d’usages illicites partout empêchent désormais leurs usages. Usés jusqu’à la lie. Les manipulateurs ont gagné avec leurs sales manières de tout salir. Et non, Emmanuelle Pireyre, on ne peut plus les utiliser. Cela reviendra quand on sera sorti de cette époque (dé)moralisante.
17 – « Ce que je pratique ici est de la paléontologie. Recherche de la préhistoire. Ce qui est arrivé hier est déjà inclus dans l’histoire. Avant-hier est une incertaine préhistoire. Avant avant-hier, une contrée mythique. Le siècle court à sa fin. Qui l’a vécu a eu du mal à faire face au changement de l’esprit du temps. S’il le raconte, il se retrouve au pays des chamans. Il invoque le fantôme des réalités devenues irréelles. Le temps est l’écoulement du vivant. Quand on l’écoute, on ne perçoit que le murmure des Nornes. Nous répétons en bredouillant la part qui gronde dans notre sang. Nous écoutons le sang qui s’est écoulé avec notre temps. » (Sur mes traces / Gregor Von Rezzori. – Le serpent à plumes, 2006.)
18 – On comprend mieux alors la nostalgie de ces dernières années, lit-il, littéralement.
19 – 40 ans que je n’avais pas lu ce livre. Il n’y a pas que des premières fois, mais des secondes fois tout autant ébouissantes.
20 – « IDÉAL : tout à fait inutile » (Flaubert)
21 – Écrire et ne plus faire que cela désormais (avec lire comme équivalent d’une autre respiration).
22 – Livre tortue : livre qui n’apparait pas tout de suite comme indispensable mais qui finit par dépasser tous les livres-lièvres qui se fatiguent vite. Exemple : Voyages en sol incertain de Matthieu Duperrex. Voir aussi ici chez François.
23 – Il est tout de même un peu « fou » ce Kenneth Goldsmith. Rires. Fou au bon sens du terme. On n’a plus de vrais fous. Il y a eu encore quelques livres après le Finnegans de Joyce. Il dit tout de même dans cette interview : « Si nous regardions la technologie comme de la littérature, nous serions beaucoup plus apaisés » . Comment ne pas le lire et le suivre ? Voir ici.
24 – « lundi – Michel Torres nous fait suivre un article paru dans Usbek & Rica il y a quelques jours intitulé (subtilement) Demain, serons-nous trop abrutis pour lire ? Je crains fort que la réponse soit oui. À la lecture de cette page, je ne sais pas s’il faut se catastropher de ce que la lecture est devenue (ou va devenir) au fil des années, s’enthousiasmer que des opérations de type « Silence, on lit ! » pour imposer 15 minutes de lecture par jour dans les établissements scolaires soient mises en place (mais que se passe-t-il passé ce seuil des 15 minutes ? d’ailleurs pourquoi imposer ? et pourquoi 15 minutes ? n’est-ce pas là un symptôme de la fragmentation de l’attention que cet article dénonce par ailleurs ? une lecture sous forme de zapping ?), s’exaspérer que pour bon nombre de personnes interrogées seule la page imprimée soit considérée comme seule méthode de lecture acceptable, ou tout simplement passer son chemin et continuer à faire ce qu’on fait, puisqu’après tout c’est là tout ce qu’on sait faire. Tout de même, il faudrait peut-être, avant d’en arriver aux implants rétiniens (qui ne seraient finalement que le prolongement de ce que l’ère du zapping permanent nous conduit à expérimenter avec le livre audio : chercher par tous les moyens à pouvoir faire autre chose que lire pendant qu’on lit), envisager l’un de ces divers dispositifs permettant soit de couper les notifications, soit de couper la connexion elle-même sur nos divers appareils. Sans parler bien évidemment de la suppression des applications chronophages, par exemple celles dévolues aux réseaux sociaux. Bref, si on ne lit pas sur ces appareils, ou si on est amené à passer d’une activité ou d’une application à l’autre et à zapper sans cesse (n’est-il par ailleurs pas possible de zapper d’un livre à l’autre exactement de la même façon ?), c’est peut-être qu’on le veut bien. » (Extrait du carnet de bord d’un éditeur : Guillaume Vissac).
25 – Impatient de découvrir ce livre (photo) de Danielle Carlès : premier tome d’une intégrale Horace, chez l’éditeur où je suis abonné, ne ratant ainsi jamais aucun livre. S’abonner à un éditeur ? Quelle drôle d’idée quand on y pense. Mais il s’agit ici d’un attachement de cœur, de connivence, de pensée, aux plaisirs reçus et à une certaine manière de voir encore le monde et les relations entre les personnes qui le compose. Rarement déçu d’ailleurs par les livres publiés par Publie.net, en tout cas, je ne me souviens pas l’avoir été. Un peu plus loin, je me suis rendu compte qu’une étagère de ma bibliothèque est désormais pleine de tous les livres de l’éditeur Zones Sensibles (et tous les nouveaux livres s’y empilent). J’ai aussi acheté – sans m’en rendre compte vraiment – tous les livres de cet éditeur depuis le premier lu : Brève histoire des lignes de TIm Ingold. Là aussi, cette fidélité n’est pas une habitude ou pire, une collection. C’est une manière de trouver des repères dans notre monde de plus en plus confus, flageolant, incertain.
26 – A CAUSE DE L’ABEILLE, ILS MODÈRENT LEUR FIEL. – Un jour, quand on reviendra sur les délires de notre époque, on pourra, par exemple, relire les circonvolutions embarrassées de certain.e.s critiques du White de BEE, auteur analysant les dérives outrancières du moment. J’avais lu en riant – entre autres – les « critiques » de cet hebdomadaire qui tournait autour du pot de peur de passer pour des ringards dans quelques années quand la raison sera revenue. BEE était donc « devenu » pour cette feuille de chou (D)rancie, un conservateur (le mal, donc) mais le « gourdaliste » ne pouvait pas lui coller l’habituelle étiquette infamante de fasciste, celle décernée par ce torchon à tous propos ne suivant pas la ligne du parti. Un rien le retenait. Ce n’est pas ce que je lisais en butinant l’interview de BEE mais la grâce de la raison retrouvée. Bref, pour ce gourdaliste, Bret Easton Ellis ne pouvait pas être mauvais à cause de… son orientation sexuelle. Ouf, anagramme de fou. La critique d’un livre, d’une œuvre ou de propos d’un.e auteur.e était désormais soumis à un ensemble de pré-requis identitaires moraux – dignes d’UBU – pour séparer le bon grain de l’ivraie. Bien heureux celui ou celle qui s’y retrouvait. Moi, ivre de ces mauvais alcools, je n’y arrivais pas.
27 – ÉCRITS PRO. – Ce presque dernier moment où tu reçois les BAT de tous les auteur.e.s ainsi que les tiens pour le livre qui t’occupe depuis 1 an et demi – sur la médiation de la littérature à l’ère numérique – qui sortira le 12 décembre aux Presses de l’ENSSIB dans la collection Boite à outils (mais il n’est pas encore annoncé sur le site). Parfaite collaboration avec l’éditrice et les auteur.e.s.
28 –

29 – « J’écris maintenant à nouveau ce que j’ai entendu, ce qui m’a été confié. Pourtant cela ne m’a pas été confié comme un secret que je devrais garder, seule m’a été immédiatement confiée la voix qui a parlé, le reste n’est pas un secret, plutôt de la poussière de paille ; et ce qui s’envole de tous côtés quand le travail est fait, c’est cela qui peut être communiqué, car cela n’a pas la force de rester tranquille, dans un abandon silencieux, lorsque ce qui lui a donné la vie s’est dissipé en fumée. » Franz Kafka, Cahiers in octavo, traduction Maurice Blanchot
30 – « Kenneth Goldsmith : L’écriture créative sert en réalité à faire des livres formatés. Ils se ressemblent tous dans le format, la voix, les personnages et les intrigues. Un de mes amis a fait une étude portant sur les livres candidats au Booker Prize et a montré qu’ils avaient tous la même structure narrative, qu’ils abordaient tous les mêmes thèmes… C’est désespérant mais c’est une industrie qui fonctionne ainsi. Je me souviens d’un cours à Columbia, en master, auquel on m’avait invité. Je leur expliquais ce que je faisais et ça ne les intéressait pas du tout car tout ce qu’ils voulaient, c’était vendre à Hollywood. Et donc faire la même chose. Alors qu’il faut oser le plagiat, la copie, l’absence d’originalité ! Toutes choses résolument prohibées par la technique du creative writing, et qui sont pourtant le seul moyen d’être véritablement original. Par ailleurs, la « créativité » s’est déployée partout : aujourd’hui, même les hôtels et les cafés sont « créatifs »… Donc je crois que ce mot n’est tout bonnement plus approprié. Il faut passer à autre chose. »
A suivre…
Silence… . ..
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