«Victor Hugo se vantait d’avoir libéré tous les mots du dictionnaire» par Remy de Gourmont (PG, 126). – chapitre 4 d’Esthétique de la langue française

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ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE – REMY DE GOURMONT

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CHAPITRE IV

La langue française et la Révolution. — Le jargon du système métrique. — La langue traditionnelle des poids et mesures.

La langue des métiers : la maréchalerie, le bâtiment, etc. — Beauté de la langue des métiers, dont l’étude pourrait remplacer celle du grec.

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Le travailleur par FloH

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   Victor Hugo se vantait d’avoir libéré tous les mots du dictionnaire. II songeait aux mots anciens qui sont beaux comme des plantes sauvages et de même origine naturelle et spontanée. Mais son génie d’anoblir les moindres syllabes eût échoué devant les monstres créés par la Révolution (1) ; il eût échoué et il eût reculé devant millilitre, décistère et kilo !

    Je n’ai pas qualité pour juger des avantages offerts par le système métrique, ni pour affirmer que la routine des Anglais ait entravé leur développement commercial et restreint leur expansion dans le monde. Il ne s’agit en cette étude que de la beauté verbale et je dois me borner à chercher si le mot grain est moins beau que le mot décigramme, si l’extraordinaire kilo n’est pas une perpétuelle insulte au dictionnaire français (2).

   Cette abréviation, plus laide encore que le mot complet, est fort usitée ; kilo et kilomètre sont même à peu près les deux seuls termes usuels que le système métrique ait réussi à introduire dans la langue, puisque litre sous cette forme et sous celle de litron existait déjà en français (3). En 1812, devant la répugnance bien naturelle du peuple, on dut permettre le retour des anciens mots proscrits qui s’adaptèrent dé-sormais à des poids et à des mesures conformes à la loi nouvelle. Il restait à adoucir la théorie, comme on avait adouci la pratique et à faire rentrer dans renseignement primaire les termes français chassés au profit du grec ; on ne l’a pas osé et l’on continue à enseigner dans les écoles toute une terminologie très inutile et très obscure. Aujourd’hui comme durant tous les siècles passés, le vin se vend à la chopine, au demi-setier, au verre ; et dans les provinces les vieux mots pots, pinte, poisson, roquille, demoiselle et bien d’autres sont toujours en usage ; pièce, fondre, velte, queue, baril, pipe, feuillette, muid, tonneau, quartaut n’ont point capitulé devant hectolitre, ni boisseau, ni barrique, ni hotte. En Normandie le mot hectare est tout à fait incompris, hormis des instituteurs primaires : là, comme sans doute dans les autres provinces, le champ du paysan s’évalue en acres, arpents, journaux, perches, toises, verges et vergées. Les marins en sont restés à la lieue, à la brasse, au mille, au nœud, et plusieurs corps de métier, notamment les imprimeurs, pratiquent uniquement le système duodécimal, soit sous les noms de point, ligne, pouce et pied, soit au moyen d’un vocabulaire spécial. Qui entendit jamais prononcer le mot stère ? Les bûcherons qui mesurent encore le bois au lieu de le peser se servent plus volontiers de la corde, et les auvergnats, de la voie. Cette racine inusitée n’en a pas moins fructifié : elle a donné stéréotomie, stéréoscope, stéréotypie, mots élégants et qui ont le mérite de prouver qu’il ne peut y avoir aucun rapport rationnel entre la signification et l’étymologie. Les pauvres enfants auxquels on a fait croire que les syllabes du mot stère contiennent l’idée de solide ne sont-ils pas tout disposés à comprendre stéréoscope ? Heureusement que, moins respectueux que leurs maîtres, ils oublient bientôt ces mots absurdes ; les ouvriers stéréotypeurs n’ont pas tardé à imposer clichage et cliché.

   En dehors du système officiel, mètre a été d’une terrible fécondité ; allié tantôt à un mot grec, tantôt à un mot latin, car tout est bon aux barbares qui méprisent la langue française, il donna une quantité de termes inutiles et déconcertants tels que chronomètre, microchronomètre, taxamètre qui vient d’entrer officiellement en lutte avec compteur, anthropométrie. Ce dernier mot est d’autant plus mauvais qu’il ne dit rien de plus que mensuration, doublet du vieux mesurage, malheureusement dédaigné. On présenté à l’Exposition une grande carte des récifs et des profondeurs des côtes de France ; ce titre donnerait une bien médiocre idée des talents de l’auteur ; aussi a-t-il dénommé sa carte lithologico-isboathométrique. Voilà qui est sérieux.

   Le système métrique pouvait très bien se concilier avec le vocabulaire traditionnel ; c’est ce qui est advenu dans la pratique de la vie, et encore que les lois (singulières tracasseries !) défendent d’imprimer le mot sou dans une indication de prix, peu de gens se sont encore résignés à appeler ce pauvre sou proscrit autrement que par son nom unique et vénérable. Comme les Poids et Mesures, la plupart des métiers ont eu à subir l’assaut du gréco-français, mais la plupart ont assez bien résisté, opposant au pédantisme la richesse de leurs langues spéciales créées bien avant la vulgarisation du grec. Sauf quelques mots par lesquels d’académiques vétérinaires voulurent glorifier leur profession, la maréchalerie se sert d’un dictionnaire entièrement français, ou francisé selon les bonnes règles et les justes analogies ; parmi les plus jolis mots de ce répertoire peu connu figurent les termes qui désignent les qualités, les vices ou la couleur des chevaux : azel, aubère, balzan, alzan, bégu, cavecé, fingart, oreillard, rouan, zain. Récemment la racine ιπποζ est venue donner naissance, d’abord à l’hippologie (qui n’est autre que la maréchalerie), puis à l’hippophagie ; les palefreniers sont devenus très probablement des hippobosques et enfin, ceci est plus certain, la colle faite avec la peau du cheval a pris le nom magnifique d’hippocolle. Ce mot n’est-il pas un peu trop gai pour sa signification ?

   La vénerie et le blason possèdent des langues entièrement pures et d’une beauté parfaite ; mais il m’a semblé plus curieux de choisir comme type de vocabulaire entièrement français celui d’une science plus humble, mais plus connue, celui de l’ensemble des corps de métier nécessaires à la construction d’une maison. Que l’on parcoure donc « le Dictionnaire du constructeur, ou vocabulaire des maçons, charpentiers, serruriers, couvreurs, menuisiers, etc. (4) », et l’on verra que tous les outils, tous les travaux de tous ces ouvriers ont trouvé dans la langue française des syllabes capables de les désigner clairement. La lente organisation d’une telle langue fut un travail admirable auquel tous les siècles ont collaboré. Elle est faite d’images, de mots détournés d’un sens primitif et choisis pour un motif qu’il est souvent difficile d’expliquer. Voici quelques-uns de ces termes dont plusieurs sont familiers à tous sous leur double signification : marron, talon, barbe, jet-d’eau, valet, chevron, poutre, dos- d’âne, poitrail, corbeau, œil-de~bœuf, gueule- de-loup, tête-de-mort, gueue-de-carpe, et tous noms d’engins destinés à soulever des fardeaux : bélier, mouton, mou fie, grue, chèvre, vérin. Le nom de jet-d’eau donné à une sorte de rabot est fort joli par l’image évoquée des copeaux qui surgissent au-dessus du contre-fer ; il semble nouveau dans cette signification (5), mais la langue des métiers toujours vivante et si inconnue est en perpétuelle transformation. Je ne suis pas éloigné de songer qu’il serait plus utile de faire apprendre aux enfants les termes de métier que les racines grecques (6) ; leur esprit s’exercerait mieux sur une matière plus assimilable, et si l’on joignait à cela des exercices sur les mots composés et les suffixes, peut-être prendraient-ils plus de goût et quelque respect pour une langue dont ils sentiraient la chaleur, les mouvements, les palpitations, la vie.

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Fin du chapitre 4

Remy de Gourmont – Esthétique de la langue française (Quatorzième édition, 1923)

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(1) Il y a une création contemporaine de la Révolution qui a généralement échappé à toute critique, c’est, dans le Calendrier républicain, les noms des mois de l’année. Et en effet la beauté de ces douze mots est vraiment originale ; on ne peut rien reprendre dans leur sonorité et presque rien dans leur forme. Ce presque rien concerne nivôse, vendémiaire, messidor et thermidor, mots qui n’ont aucun sens en français, tandis que brumaire, par exemple, ou prairial, ou ventôse sont de tout point parfaits.

Ah ! que l’auteur de cette merveille n’a-t-il été chargé de la nomenclature du système métrique ! Peut-être, aussi bien, n’avait-il que cela à dire de sa vie, car si c’est le même Fabre d’Eglatine qui imagina les primidi, duodi, tridi, il faut avouer que là il ne fut pas très heureux. D’ailleurs, malgré leur grâce ou leur langueur, ni prairial, ni brumaire n’auraient pu, de longtemps, évoquer tout ce qu’il y a pour nous dans le triste octobre ou dans le clair mai :

Tunc etiam mensis madius florebat in herbis. (XIIe siècle.)

(2) Francis Wey s’est amusé à substituer, en des phrases de conversation, certains de ces mots aux mots traditionnels, décagramme, par exemple, à once : «Elle ne pèse pas un décagramme !» Ils ont fini, cependant, par entrer dans la littérature, au moins dans la mauvaise ; je lis dans un feuilleton : « Bon Dieu : que c’est embêtant d’avoir des kilogrammes de sommeil contre les paupières ! ». – D’autre part, l’once a repris faveur dans les pharmacies.

(3) Litre, au sens de bande de couleur noire, est identique à liste (anciennement listre, du vieux haut-allemand lista). Le litron était la seizième partie du boisseau ; son étymologie est incertaine.

(4) Par L.-Pernot (1829).

(5) Il figure avec un autre sens dans le dictionnaire de Pernot, ainsi que gueule-de-loup et riflard, autres outils de menuisier.

(6) «Furetières avait raison de regretter le nom énergique d’orgueil, employé par les ouvriers pour désigner l’appui qui fait dresser la tète du levier, et que les savants appelaient du beau nom d’hypomoclion. » Marty-Laveaux, De l’enseignement de notre langue (1872). — On se souvient des conseils donnés par Ronsard dans son Art poétique : «Tu practiqueras bien souvent les artisans de tous mestiers,..»

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