« J’aurais pu l’être, mais je n’ai jamais été des intimes de Remy de Gourmont. Et pourtant, depuis quarante ans, je ne crois pas avoir publié un livre ou un écrit sans que son nom y figure ou que je ne le cite d’une façon ou d’une autre. C’est dire comblien profondément j’ai subi l’emprise du maître que je m’étais choisi à vingt ans. Tout ce que j’ai appris dans les livres c’est à des livres que je le dois car j’ai lu tous les livres qu’il cite, mais j’ai surtout appris dans la fréquentation de ses propres ouvrages l’usage des mots et le maniement de la langue. Un livre comme Le Latin mystique a été pour moi une date, une date de naissance intellectuelle. Je la célèbre tous les ans en m’achetant un tome de la Patrologie, mais aussi en souvenir de l’antiphonaire qu’il portait ce jour-là sous le bras et qu’il emporta chez lui, 71, rue des Saints-Pères, où je le vis disparaître. Mais l’ex-conservateur de la Bibliothèque Nationale était trop homme de lettres pour pouvoir m’enseigner la vie, malgré Le Joujou patriotique qui venait de lui coûter sa place à la Nationale, j’y étais déjà plongé jusqu’au cou, engagé, pas dans la politique, mais luttant, emporté par le grand rythme de la vie. Et c’est pourquoi, le lendemain, quand je le rencontrai encore une fois sur les quais, je l’abordai franchement et il me suivit au cinéma, place Saint-Michel. Remy de Gourmont n’avait encore jamais mis les pieds dans un cinéma ! On y donnait entre autres choses un documentaire sur les chutes du Zambèze et plus que les porteurs nègres et les négresses Remy de Gourmont parut intéressé par une branche d’arbre coincée entre deux pierres qui resistait dans le courant et il me demanda si je croyais que les terribles rapides finiraient par l’arracher. C’était un enfant. Le surlendemain, c’est lui qui m’entraîna chez lui et je vis la tanière du maître tapissée de livres du haut en bas, sa table furieusement en désordre, une pile de papier blanc à gauche du sous-main où il passait ses nuits à écrire et une pile de papier noirci à la droite. C’était sous les toits, un étroit grenier, pas commode et inconfortable. C’est curieux comme les écrivains ont besoin de se fourrer dans une trappe où ils ne sont pas à l’aise comme pour mieux se contraindre d’écrire et comme pris à leur propre piège, ce qui prouve que l’écriture n’est pas un don naturel mais une longue discipline qui s’acquiert. Tous ceux que j’ai connus étaient logés à la même enseigne et, aujourd’hui, c’est à mon tour de m’être mis à l’étroit. En montant à son septième étage Remy de Gourmont m’avait demandé de retirer mes chaussures pour ne pas faire de bruit. Il était à peine six heures du soir. Lui-même avait retiré ses souliers de curé et c’est en tapinois que nous pénétrâmes chez lui. Je me demandais s’il avait quelqu’un de malade. Son logis sentait la pharmacie ; mais cela sentait aussi le pissat de chat, la valériane ou l’huile de Harlem. Comme chez l’ami Lerouge j’avais hâte de filer pour me rincer la gorge au bistrot du coin. Je lui donnai mon épine d’Ispahan que j’avais apportée pour lui et j’eus à insister pour qu’il l’acceptât. En échange, il me donna un exemplaire de La Vie des mots d’Arsène Darmesteter tout rempli d’annotations de sa main. Je sortis confus et j’oubliai de retirer mes chaussures en redescendant. Au bruit que je fis en passant, la porte donnant sur le palier du sixième s’entrouvrit, une femme passa son buste dans l’entrebaîllement et éclata d’un rire méprisant. Elle n’était plus toute jeune, outrageusement maquillée et recouverte de bijoux. Mais elle avait dû être belle. Etait-ce la fameuse Mme de C…, son égérie, dont je connaissais l’existence ?
Je ne suis jamais retourné chez Remy de Gourmont. J’étais trop occupé de mes amours avec Antoinette, la fille du scaphandrier ; puis je suis encore retourné en Russie et ai mené MA VIE. Je ne lui avais pas donné mon nom. J’avais trop de respect pour lui faire adresser les petites revues auxquelles il m’arrivait de collaborer sous tel ou tel faux nom, La Foire aux chimères, Les Actes des poètes et un journal estudiantin dont j’ai oublié le titre qui publiait des poèmes dont j’étais immensément fier et qui ne valaient rien ; de même je ne lui ai pas adressé davantage mes premières plaquettes signées, par discrétion et par un absurde sentiment de pudeur. Je m’étais détaché de lui, mais je restais sous son influence morale comme on reste longtemps fidèle, tout au moins dans le souvenir, à la vieille guerre de 14, au Café de Flore, comme je l’ai mentionné dans La Main coupée et je lui ai alors raconté comment j’avais tué un lépreux. Si le policier présent à cette dernière entrevue savait peut-être qui j’étais, Remy de Gourmont ne s’en est jamais douté. Je sais qu’une indiscrétion a été faite alors que j’étais au front et, naturellement, par une femme, ma femme, trop heureuse de soumettre au maître les plaquettes, que j’avais publiées, dont la grande édition du Transsibérien, et de papoter et d’intriguer avec la maîtresse et avec l’amie de Remy de Gourmont, sa vieille égérie de toujours et sa plus récente inspiratrice, Mme de C… et miss B…, une richissime Américaine, bas-bleu et tout et tout, et d’intéresser de si grandes dames de lettres au sort de son mari-soldat. On ne sait jamais ce que cela aurait pu donner que ce mélange détonnant de mondanité et de littératur si je n’avais été victime d’un autre genre d’explosif. Voici le type même de l’offense secrète qui empoisonne lentement la vie de deux êtres et qu’aucun juge présidant une affaire de divorce ne veut connaître, qualifiant cet impondérable qui rend la vie à deux désormais impossible d’inconsistant. Comme s’il n’y avait pas des atomes crochus ! Il lui faut des griefs caractérisés, des sévices graves. Il y faudrait un prêtre ou l’aide de Dieu. Mais…, tout est depuis longtemps entériné.
… pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… Rien n’est aussi étranger à la nature de l’homme que le pardon de l’offense et le pardon le plus sincère s’arrête en bordure de l’offense mortelle et se situe en marge de sa démangaison cuisante. Qui se gratte longtemps s’envenime.
J’ai été très impressionné d’apprendre que Remy de Gourmont est mort le jour où j’allais perdre mon bras, le 27 septembre 1915.
Il avait 57 ans.
Il était lépreux.
Quelle était la couleur de ses yeux ? C’est curieux, je n’arrive pas à me le rappeler, mais je vois briller, comme jamais je ne l’ai vu de son vivant, son regard desespéré, l’oeil animal de la souffrance, la Douleur de vivre, ce même regard d’hypnose que m’avait déjà jeté le vieux lépreux de Naples… »
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Blaise Cendrars. – Extrait de Paris, Port-de-Mer, pp. 334-337. – Bourlinguer (1948) in tome 9 des oeuvres complétes Tout autour d’aujourd’hui. – Denoël, 2003.
Notule pour aller plus loin :
D’un Gourmont l’autre. Le premier des masques de Blaise Cendrars par David Martens. (sur Fabula.org)
Cendrars écrit : « Je lui donnai mon épine d’Ispahan que j’avais apportée » (et non pas : « apporté »), conformément à la règle d’accord du participe passé avec le COD antéposé lorsque le verbe est construit avec avoir…
Vous avez choisi une fort belle page de Cendrars. Merci.
Bonjour Merci pour votre lecture et votre attention. Je corrige… Bonne journée FQ